Du balcon de l’Amérique. Thomas Molnar et les racines de l’idéologie technologique
Mise en ligne de La rédaction, le 11 décembre 2018.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 58/NOVEMBRE 2018-JANVIER 2019]
Voyageur, observateur, critique nuancé et érudit des civilisations et des peuples, Thomas Molnar (1921-2010), l’un des maîtres de la pensée politique au XXe siècle, aimait raconter des anecdotes souvent caustiques (sans être véritablement méchantes), quelquefois cocasses (car il ne manquait pas d’humour) et de temps à autre un peu amères (comme la vie elle-même). Je goûtais en particulier ses réminiscences et ses évocations d’Henri Massis, de Jean Madiran, de Pierre Pujo, de Pierre Boutang, de tous ces publicistes, animateurs, philosophes, représentants tardifs d’une tradition contre-révolutionnaire française autrefois si glorieuse et dont l’influence déclinante contraste avec la richesse et le prestige intellectuels et moraux dont elle jouit de la Révolution jusqu’au milieu du siècle dernier. Molnar, né en Hongrie et devenu citoyen américain, mais passionnément francophile, n’avait pas eu besoin en tant qu’étranger de se rallier exclusivement à l’une des nombreuses chapelles de cette droite française qui, marginalisée en 1945, s’était fragmentée en groupuscules querelleurs et indigents. De cénacle en cénacle, il put regarder, entendre, juger, conclure en pleine liberté d’esprit, et engranger, dans sa riche mémoire d’historien et de penseur, des idées, des doctrines, des leçons, des faits révélateurs des impasses et des espoirs inhérents aux époques de décadence. Sa foncière indépendance a pu en incommoder quelques-uns. Un Jean Madiran, alors directeur de la revue Itinéraires, dont Molnar fut un collaborateur régulier, et du quotidien Présent, avait mal réagi au moment de la parution de L’Éclipse du sacré (Paris, La Table Ronde, 1986), un passionnant ouvrage dans lequel Molnar et Alain de Benoist, le principal représentant de la Nouvelle Droite de tendance largement antichrétienne (qu’on pourrait aussi qualifier de renanienne et de nietzschéenne) exposent leur vision divergente du sacré et en débattent trop brièvement. Pourtant, se défendait Molnar contre les reproches de Madiran d’avoir pactisé avec l’ennemi, c’était en champion de la riche tradition métaphysique, morale et politique catholique qu’il avait consenti à un tel dialogue!
La dialectique molnarienne
Dans ses considérations mi-historiques, mi-philosophiques, les idées lui apparaissent encore liées aux choses vues, aux événements, aux lieux, bref aux sens qui, réglés par la raison, ne nous trompent jamais. Dans la lignée d’un Charles Maurras, on pourrait définir la pensée politique de Molnar comme un «empirisme organisateur» si l’expression n’évoquait par trop la philosophie anglo-saxonne, de David Hume à John Stuart Mill et William James, et ses tendances empiristes, utilitaristes et pragmatistes. L’homme n’agit pas par instinct, comme l’animal. Il utilise ce que les scolastiques ont appelé «raison particulière» (ratio particularis), qui collationne non seulement les observations et les expériences de l’individu isolé, mais celles retenues par la mémoire des vieillards et des sages, par la tradition, par l’histoire, pour les adapter aux situations et aux circonstances qu’il affronte et aux fins qu’il poursuit au moyen de synthèses successives, sans cesse corrigées par de nouvelles expériences et de nouveaux examens. L’on pourrait relier cet usage méthodique de l’induction à un grand nom, à Goethe lui-même selon lequel il «existe un empirisme épuré qui s’identifie tellement avec son objet, qu’il devient une théorie».
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