Le siècle, les hommes, les idées. La conversion de l’épiscopat québécois (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 21 avril 2012.
par Luc Gagnon
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 35 / PRINTEMPS 2012 ]
Ecclesia semper reformanda : l’Église, tout en étant de nature divine, doit continuellement se réformer et se convertir pour mieux accomplir sa mission, transmettre la foi chrétienne et la vie divine aux hommes en vue de leur salut. L’Église du Québec, depuis le concile Vatican II, semblait être entrée dans une voie de « démission », selon le mot du cardinal Jean Daniélou, de dissolution dans la société désenchantée issue de la Révolution tranquille. On ne voyait plus clairement la distinction entre l’Église et le monde. Résultat ? Les Québécois se disent catholiques, tout en rejetant des éléments essentiels du dogme, comme la résurrection du Christ, l’immortalité de l’âme humaine, le péché originel, la transsubstantiation.
Le cardinal Paul-Émile Léger représente parfaitement ce catholicisme démissionnaire. Lui-même a littéralement démissionné de son poste d’archevêque de Montréal en 1967 pour se lancer dans une activité caritative auprès des lépreux d’Afrique, où il fut plutôt mal reçu. Lampadophore à genoux de Pie XII dans l’Église glorieuse des années 1950, il accepta de brader, sous Paul VI, l’héritage institutionnel de l’Église québécoise, allant jusqu’à recevoir, dans sa maison bourgeoise de Lachine, d’ardents anticléricaux, tels Pierre Trudeau et Jacques Hébert. L’Église du Québec ne s’est jamais relevée de cette crise, l’épiscopat a simplement « géré la décroissance », la mort lente du catholicisme québécois, ainsi que je l’ai expliqué dans le premier numéro de la revue Égards (« La désagrégation culturelle du catholicisme québécois », no I, automne 2003, p. 49-60). Les évêques qui ont suivi le cardinal Léger n’ont pas été à la hauteur du défi de la laïcisation accélérée. La plupart ont été tétanisés cette société radicalement incroyante, indifférente à la foi et à la culture chrétiennes. Les cardinaux Maurice Roy et Louis-Albert Vachon, de Québec, et Paul Grégoire, de Montréal, adoptèrent une pastorale de la capitulation : ils ont refusé de regarder en face cette société éloignée de Dieu, ces institutions comme l’Université Laval qui, autrefois ancrées dans le catholicisme, avaient silencieusement apostasié. Le Pape Jean-Paul II procéda à des nominations fort décevantes au début des années 1990 pour succéder à ces archevêques qui restaient marqués par l’esprit de la chrétienté, des évêques déçus et aveugles qui avaient quand même été formés par une Église mater et magistra, des évêques de l’ancien régime, de l’antiquus ordo ecclesiae, encore imprégnés d’une forte culture classique et théologique. Mgr Jean-Claude Turcotte et Mgr Maurice Couture sont entrés dans leur fonction d’archevêque métropolitain dénués de formation théologique et de culture chrétienne, pénétrés d’une impiété radicale à l’égard de notre Sainte Mère l’Église, qui a permis au peuple canadien-français de rester en vie. Comme disait souvent le cardinal Turcotte : « Appelez-moi Jean-Claude. Je suis un prêtre de la Révolution tranquille ». Dans le mystère du salut, l’Église du Québec devait probablement faire son voyage au bout de la nuit pour renaître, elle devait être guidée par des pasteurs aveugles jusqu’au bord de l’abîme.
Heureuse surprise : le parachutage, en 2002, de Mgr Marc Ouellet au poste d’archevêque de Québec. Stupéfaction au sein de l’ENQ (Église nationale du Québec), où règnent le néogallicanisme et la complaisance en face de l’apostasie générale : ce prélat n’avait été coopté ou recommandé par aucun évêque du Landernau québécois, il ne faisait pas partie, semble-t-il, de la terna des candidats proposée à Rome par l’épiscopat québécois et le nonce apostolique. Coup de force du Vatican. Mgr Ouellet œuvrait à Rome depuis plusieurs années avant son retour au Québec, notamment au poste de secrétaire du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, et il était plutôt ignoré, sinon détesté, par ses confrères évêques du Québec, surtout celui de Montréal. C’est probablement l’intervention de son ami Joseph Ratzinger, héritier théologique, comme lui, de Hans Urs von Balthasar et collaborateur de la revue Communio, qui créa ce revirement dans l’histoire de l’Église du Québec; le préfet Ratzinger était connu comme faiseur d’évêques à la fin du pontificat de Jean-Paul II. L’archevêque québécois résista courageusement dans le Québec antichrétien, jusqu’à sa nomination à Rome en 2010 au poste-clef de préfet de la Congrégation des évêques. Le président de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec (AECQ), Mgr Martin Veillette, a célébré le départ de cet « ‘‘émotif’’ en décalage avec le Québec», tandis qu’un journaliste de La Presse lui souhaitait une mort atroce, à cause de son opposition vigoureuse à l’euthanasie, au mariage gai et à l’avortement : quel précieux viatique !
Alors que l’AECQ se réjouissait avec l’élite médiatico-politique du départ de la brebis galeuse, elle n’a pas vu que la fin de sa dictature progressiste approchait à toute vitesse; elle allait bientôt être décapitée par celui-là même qu’elle avait traité froidement et privé d’appui – malgré son statut d’archevêque de Québec et de primat de l’Église canadienne –, dans le dossier de l’enseignement de la religion à l’école, entre autres. Les récentes nominations des évêques québécois renouvellent totalement l’esprit de cette Église et rompent avec son passé capitulatoire postconciliaire. On y voit clairement l’esprit du cardinal Ouellet et du Pape Benoît XVI, qui avait d’ailleurs affirmé, à l’occasion du dixième anniversaire du motu proprio Ecclesia Dei (1998), que la conversion de l’Église postconciliaire exigerait une nouvelle génération d’évêques qui rétablirait la continuité doctrinale et liturgique entre l’Église d’aujourd’hui et la tradition catholique antérieure à Vatican II. Ce nouvel esprit a été défini comme une « herméneutique de la continuité » par Benoît XVI.
Le nouvel archevêque de Québec, Mgr Gérald-Cyprien Lacroix, qui a inauguré son ministère épiscopal le 25 mars 2011 sous la présidence du cardinal Ouellet, présent à Québec pour l’occasion, se situe nettement dans l’esprit de la nouvelle évangélisation. Il ne craint pas les défis colossaux qui l’attendent. Dans la jeune cinquantaine, il est d’une autre génération que les capitulards des années 1960. Rome a sauté d’une génération, celle des prêtres soixante-huitards comme Mgr Pierre Morissette, ordonné en 1968, qui aurait bien aimé devenir archevêque de Québec pour remplacer le calamiteux Maurice Couture en 2002 : Dieu nous a épargné à nouveau ce châtiment en 2011. Vive la monarchie pontificale ! Le clergé embourgeoisé, satisfait, isolationniste et endogène de Québec aurait voté à 99 contre 1 en faveur de Mgr Morissette face à l’étranger Marc Ouellet, en 2002. Mgr Lacroix possède une expérience internationale, loin de l’asphyxiante Église provinciale, et surtout du diocèse « tricoté serré » de Québec. Il a vécu aux États-Unis, dans son enfance, et en Amérique latine, en tant que missionnaire. De plus, il fait partie de l’Institut séculier Pie X, fondé en 1939 par le Père Henri Roy, et fut ordonné prêtre après une longue expérience de laïc consacré. Son parcours ne ressemble en rien à celui du clergé de Québec, imbibé de provincialisme et de progressisme. Il a manifesté dès le début de son mandat son ouverture aux nouvelles communautés religieuses, alors que ses prédécesseurs, avant 2002, repoussaient avec acharnement toutes les initiatives qui ne venaient pas du clergé local : les Oblats de la Vierge Marie, les Légionnaires du Christ et la Fraternité Saint-Pierre étaient interdits dans le diocèse, qui génère pourtant des vocations au compte-gouttes, depuis 1970. Les ressources des familles nombreuses de l’arrière-pays beauceron sont épuisées depuis longtemps, depuis que le Petit Séminaire de Québec ne s’occupe plus des vocations.
Le nouvel archevêque ne manie pas aussi facilement la science théologique que Mgr Ouellet, mais il va poursuivre son œuvre. Le nouvel évêque de Trois-Rivières, Mgr Luc Bouchard, qui a chassé, fort heureusement, le timoré Martin Veillette, a lui aussi passé une partie de sa vie loin du néogallicanisme de l’ENQ. Il est né en Ontario français en 1949, a étudié à Rome et à Jérusalem et fut évêque de Saint-Paul, en Alberta. Il se situe dans le nouvel esprit missionnaire de Benoît XVI. Il a appuyé à plusieurs reprises la cause pro-vie, contrairement aux évêques québécois qui ont toujours refusé de participer à la Marche nationale pour la vie – exceptés, bien entendu, le cardinal Ouellet et son successeur, en mai 2011.
L’inerte cardinal Jean-Claude Turcotte, qui n’a fait que fermer des églises durant son trop long mandat épiscopal, a enfin quitté son poste d’archevêque de Montréal : il a eu soixante-quinze ans le 26 juin dernier. Mgr Turcotte a toujours reculé devant les laïcistes québécois. Son silence coupable est particulièrement éloquent en comparaison de la parole évangélisatrice du cardinal Ouellet. Autant ce dernier était détesté et insulté par les médias et le monde, autant le cardinal Turcotte a été aimé et célébré. Il était l’archevêque du peuple, du peuple qui se tait. Il ne troublait en rien le désordre établi, et il a laissé vaciller la flamme qui brûlait encore dans l’âme des fidèles et des prêtres de son diocèse. Il a traité charitablement de « crackpots » les catholiques pro-vie américains du mouvement Human Life International, qui avaient organisé un beau congrès à Montréal en 1995. Il a refusé de s’associer au congrès pro-vie canadien de 2005 qui devait se tenir à l’Oratoire Saint-Joseph, et qui a été déplacé à la dernière minute dans une église évangélique du nord de Montréal : l’archevêque n’a rien fait pour défendre les militants pro-vie, pour leur trouver une salle convenable après leur renvoi cavalier de l’Oratoire. On se souviendra longtemps de son courage et de celui de son vicaire général, Mgr Anthony Mancini, aujourd’hui archevêque d’Halifax.
Le sacre de Mgr Christian Lépine au titre d’archevêque de Montréal doit être salué. Mgr Lépine a été l’aumônier de l’intrépide Association des parents catholiques du Québec (APCQ), qui s’est battue durant plus de quarante ans pour conserver l’enseignement catholique au Québec, sans le soutien des évêques, à l’exception du cardinal Ouellet. Quel héroïsme ! Âgé de soixante et un ans, le nouvel archevêque partage l’esprit de Benoît XVI et du cardinal Ouellet et il a souffert comme ce dernier au sein de l’ENQ. Il a étudié à Rome et à Paris, oeuvré au sein de la curie romaine, enseigné durant une vingtaine d’années la philosophie et la théologie au Grand Séminaire de Montréal et fut curé de paroisse : une complète et parfaite expérience sacerdotale en vue de l’épiscopat. Il voudra assurément, dans un climat différent de celui de l’ENQ, réévangéliser avec énergie ce diocèse si diversifié et exorciser le défaitisme des Canadiens français. Il est significatif que la seule école québécoise catholique qui ait résisté avec succès au cours syncrétiste Éthique et culture religieuse, auquel l’APCQ s’est opposé avec vigueur, fut le Loyola High School, un collège anglophone. Peut-être que l’ENQ aurait des leçons à recevoir du catholicisme anglo-montréalais… et du catholicisme romain. À l’époque de l’amendement, par le gouvernement Chrétien, de l’article 93 de la Constitution canadienne, qui retirait aux catholiques et aux protestants du Québec leurs droits scolaires, l’AECQ avait bêtement appuyé ce changement constitutionnel, alors que les évêques canadiens-anglais avaient craint de perdre leurs écoles catholiques. Lors d’une réunion à huis clos de la Conférence des évêques catholiques du Canada, le cardinal Turcotte aurait élégamment répondu au cardinal-archevêque de Toronto, qui manifestait quelque inquiétude : « Mind your own business ! »
Les évêques turcottistes sont tous en voie d’éjection ou de marginalisation. Mgr Louis Dicaire, ancien secrétaire et protégé du cardinal Turcotte, est bloqué depuis des années au poste d’évêque auxiliaire de Saint-Jean-Longueuil, et Rome lui a récemment préféré Mgr Lionel Gendron, théologien balthasarien et ancien collègue sulpicien du cardinal Ouellet, pour assurer la fonction d’évêque titulaire de ce diocèse. Mgr André Rivest, ancien auxiliaire de Montréal, va peut-être sévir à Chicoutimi jusqu’à ses soixante-quinze ans… en 2017. Il s’était violemment opposé, en 2007, à l’application dans son diocèse du motu proprio Summorum Pontificum. Les Saguenéens ne peuvent toujours pas assister à la messe dans l’ancien rite, malgré les demandes nombreuses des fidèles et l’ouverture de Rome. Nous devrons souffrir encore un temps des évêques soixante-huitards dépassés dans de petits diocèses désertifiés comme Saint-Jérôme (Mgr Pierre Morissette) et Joliette (Mgr Gilles Lussier), mais ils seront remplacés par des ratzingériens dans les prochaines années, tels les nouveaux évêques titulaires de Sherbrooke (Mgr Luc Cyr), de Valleyfield (Mgr Noël Simard) et de Gatineau (Mgr Paul-André Durocher). Mgr Durocher, né en Ontario en 1954, a souvent participé à la Marche nationale pour la vie. Il succède au délétère Roger Ebacher, qui avait interdit au début des années 2000 à la Fraternité Saint-Pierre d’établir son séminaire nord- américain dans son diocèse, dans l’ancien couvent des Rédemptoristes d’Aylmer : bel esprit d’ouverture des modernistes !
La voie semble enfin se dégager pour la nouvelle évangélisation du Québec. Les vieillards de la capitulation et de l’apostasie tranquille quittent un après l’autre la direction de leurs diocèses délabrés, en état de désolation spirituelle : c’est la « Desolate City », expression qu’Anne Roche Muggeridge utilisait pour qualifier l’Église canadienne des années 1970-1980. Mais cette époque est terminée, grâce à la lucidité et au courage du Pape Benoît XVI, appuyé prudemment par le cardinal Ouellet, qui a tant souffert dans l’AECQ et dans ce Québec hystérique et anticatholique. Évidemment, tout est à refaire, mais les fondements sont solides; c’est la foi des Apôtres, récapitulée dans le Catéchisme de l’Église catholique, qu’il s’agit de transmettre aux Québécois. Lourde mission, mais les évêques vont dorénavant oeuvrer et avancer dans la bonne direction, le cœur rempli d’espérance et de joie, la joie de rebâtir l’Église du Christ dans un Québec désenchanté.
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