Restaurations – Essais politiques et critiques VIII. Égards, l’université nihiliste et le conservatisme (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 22 juillet 2012.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 36 / ÉTÉ 2012 ]
Cette allocution fut prononcée à l’occasion du lancement du trente-cinquième numéro de la revue Égards à la Bibliothèque Albert-le-Grand le 3 mai dernier. Elle a été précédée d’une réflexion critique sur le cours d’éthique et culture religieuse et sur l’avenir du conservatisme par nos collaborateurs Gary Caldwell et Richard Décarie.
Je lisais dernièrement sur le site du National Post une lettre d’un ancien député du Reform Party à Ottawa, Lee Morrison. Le titre en est : « It’s Time to Say Au revoir to Quebec ».
M. Morrison, à la suite de cette « grève » étudiante qui n’en finit plus (je mets le mot « grève » entre guillemets), est maintenant favorable à la séparation du Québec. La raison invoquée ? « Il n’y a pas d’espoir, affirme-t-il, pour la société québécoise. » Et il conclut son texte par un conseil qui plaira aux indépendantistes d’ici : « En négociant les termes de la séparation, le gouvernement du Canada doit être généreux, parce que, quel que soit le coût, le Canada sera enfin débarrassé de cette société malade. »
Je ne suis pas certain que ce bon conservateur canadien-anglais comprenne la nature de la crise québécoise et en quoi celle-ci est intimement liée à une crise beaucoup plus vaste qui, elle, n’épargne ni l’Alberta, ni l’Occident, ni même le reste du monde. Le Canada anglais ne se libèrera pas du mal moderne en se séparant du Québec.
Je veux proposer un autre exemple de cette superficialité de l’opinion conservatrice canadienne en citant, cette fois, une femme d’ici, Denise Bombardier. Elle signale dans une de ses chroniques du Devoir que l’éducation n’est pas véritablement une « valeur » chez les Québécois francophones, ce qui explique que le taux de fréquentation des universités soit plus bas au Québec qu’au Canada anglais, même si les coûts sont inférieurs, comme chacun sait :
« Répétons-le encore et toujours, écrit-elle. Les gens instruits suscitent de la méfiance dans une partie importante de la population. La culture s’affiche mal ou alors elle doit revêtir les oripeaux d’un populisme certain. Des intellectuels qui s’expriment dans une langue soutenue, citant des auteurs classiques, ou pire encore, utilisant un vocabulaire recherché, sont vite considérés comme snobs ou prétentieux. Le Devoir à cet égard est perçu comme élitiste et de ce fait inaccessible à plusieurs simplement parce que, de plus, il s’abstient de pratiquer un sensationnalisme tendance pop branché dans ses pages. »
Ce paragraphe m’a amusé. N’est-ce pas justement Le Devoir qui met le plus d’huile sur le feu dans notre psychodrame actuel ? Est-ce que ce ne sont pas ces populistes pour diplômés qui montrent le plus de dédain envers ce « principe de réalité » souvent évoqué par Mme Bombardier ?
Une lettre d’un professeur de science politique à l’UQAM, Francis Dupuis-Déri, publiée dans ce même Devoir illustre cette démagogie des doctes. On y apprend que les Black Blocs sont les meilleurs philosophes politiques du moment. Et pour ceux qui seraient tentés de critiquer leur violence, M. Dupuis-Déri apporte ces quelques précisions aussi éclairantes pour nous qu’accablantes pour lui :
« […] on peut critiquer les Black Blocs selon des principes moraux : « On reste pacifiques ! » (mais qui détermine le bien et le mal ?), en référence à des normes juridiques : « C’est criminel ! » (mais qui juge du bon droit ?), en raison de calculs politiques : « Ils nuisent au mouvement ! » (mais qui décide de ce qui est « efficace » ou non ?). »
Je crains que les malheureux élèves de notre professeur ne sachent citer qu’une seule espèce d’auteurs classiques, les membres du Black Bloc. Quant à leurs citations, le « vocabulaire recherché » dont parle cette candide Denise Bombardier ressemblera davantage à des grognements indistincts ou à des bruits de vitre cassée qu’à une phrase de Pascal ou même de Voltaire. Un tel malheur n’arrive jamais seul. Toute dégradation du langage a des conséquences sociales, morales, politiques. La langue française n’est pas une langue-nation, comme on dit un État-nation, c’est une langue-civilisation, j’oserais dire une langue catholique, puisqu’elle porte en elle toute la mémoire de l’Occident chrétien, le suc intellectuel d’Athènes, de Jérusalem et de Rome.
En quelques mots, M. Dupuis-Déri nie la possibilité de distinguer avec rectitude le bien du mal, le juste de l’injuste, le vrai du faux. Dans notre tradition occidentale, les normes qui dirigent nos actes sont considérées comme objectives et accessibles à la raison naturelle. Tout indique que les universités ne sont plus les gardiennes de cette tradition, qu’elles se sont mises au service d’un esprit qui dit non, qu’elles encouragent, prolongent, affermissent la rupture entre le mot et le monde, entre le verbe et l’être, entre l’intelligence et le réel.
Dans cette dissociation entre l’esprit et la vie, pour reprendre un thème cher à quelques Allemands, l’esprit isolé se déchaîne et voudrait que tout lui ressemble. Et l’État hégélien, archétype du nôtre, l’État-société disait Marcel De Corte, se permet de déterminer à partir de rien les conditions mêmes de la vie en société, remplaçant l’unité vivante par une homogénéité imposée et enseignée par ses écoles, sa presse, ses docteurs, s’emparant de tout, multipliant les lois, les règlements, les fonctionnaires, s’efforçant de prendre le contrôle de la vie économique et même des familles. Pourtant, et la crise actuelle le démontre encore une fois, cette volonté de domination s’accompagne d’une immense lâcheté. L’étatisme contrôle les esprits, mais se soumet aux passions, aux intérêts, aux marottes, aux gémissements des uns et des autres. C’est le paradoxe de l’étatisme : il crée un État omniscient et impotent, despotique et servile, un État qui castre non seulement ses citoyens, mais aussi ses policiers.
L’explication en est extrêmement simple. L’union entre l’idée et l’être une fois brisée, il reste le mot et le moi. Des slogans capables d’exciter l’avidité ou le rêve s’imposent aux foules, des mots de désordre transmis textuellement par un bavard de service invité à Tout le monde en parle.
On voit que l’homme ordinaire, encore lié au réel par les soucis qu’entraîne nécessairement une condition modeste, a au moins quelques bonnes raisons de se méfier des intellectuels. Ne pouvant guère compter sur eux pour défendre ses droits de parent ou de citoyen, il en est venu à dédaigner l’intelligence et la culture.
C’est pourquoi, à droite, on croit sage de mépriser l’esprit, la beauté, au nom de l’économie. Il ne s’agirait que d’éloigner la philosophie, la pensée pure, les arts inutiles et trompeurs pour que tout redevienne normal. Un certain utilitarisme à l’anglo-saxonne paraît un refuge sûr et durable. Mettons à la place des sociologues, des journalistes ou des artistes, des ingénieurs, des hommes d’affaires, des chirurgiens, des plombiers. Neutralisons la politique et la religion en les rendant plus ou moins inutiles ou superflues. Substituons, comme le souhaitait le comte de Saint-Simon, « l’administration des choses au gouvernement des hommes ». C’est le rêve de nos libertariens : la privatisation libérale de la religion, son excommunication publique, et la marginalisation de l’État au profit du seul échange.
Le rejet du politique est au centre de la pensée libertarienne autant que de celle d’un Bakounine ou d’un Kropotkine. Le conservatisme pour une grande part se réduit à une sorte d’anarchisme plus ou moins radical, quasi rousseauiste dans son puéril optimisme. Un sot moralisme se croit apte à guider, à distinguer, à choisir, à statuer. Et la grossièreté, l’impolitesse, la bêtise, la brutalité finissent par tout rabaisser et par priver la tradition conservatrice de sa noblesse, de sa finesse, de sa richesse et de son passé. Je n’envie nullement, aussi misérable soit ma petite patrie, l’espèce de dissolution intellectuelle et mentale de la pensée conservatrice canadienne-anglaise.
Un théologien libéral, Harnack, qualifiait le christianisme de complexio oppositorum, de mélange d’opposés. Toute civilisation comporte ce caractère de composition, de gradation, de hiérarchisation entre des principes et des réalités apparemment contradictoires. L’art royal de la politique a besoin que soit rétabli cet accord mystérieux entre le verbe et l’être, ce pacte fondateur indispensable aux sciences et aux arts, aux théologies et aux philosophies, à l’ordre de la cité et à celui de l’âme. Nous ne réinventerons pas, pour reprendre les termes du cardinal de Bausset, « la noble alliance de la religion, de la philosophie, de la morale, des sciences et des lettres », que représentent quelques courtes époques privilégiées de l’histoire de l’humanité, si nous ne retrouvons les sources sacrées qui fécondent de telles harmonies, si nous n’expérimentons pas, dans notre chair, l’union nuptiale entre l’esprit et la vie.
Égards, modestement, à sa petite échelle, porte le poids d’un souci politique, religieux, moral et même esthétique, puisque toute beauté pour les maîtres de la pensée occidentale, pour un Bossuet ou pour un Dante, pour un Platon ou pour un saint Thomas, a son origine et son modèle dans l’ontologie, toute beauté correspond à une grande loi de l’être… La rédemption de l’intelligence passe par la piété et par l’amour, par le sentiment profond de l’unité du monde et par une confiance catholique en la bonté des choses. C’est à partir de là, de ce germe vivant et fécond, que l’idée classique, catholique, hiérarchique, humaine peut et pourra s’incarner à nouveau dans la vie de la cité.
* On me dit que la revue L’Inconvénient prépare un numéro sur l’anti-intellectualisme au Québec. L’anti-intellectualisme fait sans doute partie de l’identité des Québécois – quelle nation en est exempte ? – , mais la prétention, la bassesse et aussi la sottise ne sont certainement pas étrangères à nos clercs orgueilleux et méprisants. Que le peuple, ou ce qu’il en reste, ne sache nommer distinctement le lien entre culture moderne et nihilisme, entre raison et barbarie, entre subjectivisme et dissolution sociale, ne l’empêche pas de soupçonner, de pressentir, de deviner que quelque chose ne va pas. N’accablons pas, cependant, les intellectuels. Soulignons plutôt l’espèce de solidarité occulte entre l’analphabète et le professeur, entre le libertarien et l’artiste, entre la bêtise ovationnée et la revue subventionnée, images contrastées d’une même dissociation mentale et morale que l’instinct seul ne saurait guérir sans l’aide d’une raison ordonnatrice et rectificatrice et d’une culture capable de réconcilier piété et vérité.
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