Alexis Klimov, mon ami (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 22 juillet 2012.

par André Désilets

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 36 / ÉTÉ 2012 ]

Terrorisme et beauté

(Cette allocution d’André Désilets a été prononcée le 19 avril 2012, à l’occasion de la cérémonie soulignant la désignation de « Salon Alexis-Klimov » attribué au salon de la bibliothèque de l’Université du Québec à Trois-Rivières.)

Personne ne sera surpris d’apprendre qu’Alexis Klimov avait plusieurs livres sous le bras la première fois que je l’ai rencontré. Comme l’a noté le poète Clément Marchand, mon ami était un bibliophile averti. Il éprouvait une véritable passion pour ces « livres habités » où se déploie le génie de nos maîtres, ceux qui ont su exprimer avec profondeur l’aventure humaine et qui, ce faisant, ont témoigné de l’irréductible humanité de l’homme sans laquelle il n’est d’autre avenir que barbare.

Aussi Alexis Klimov insistait-il sur l’importance d’une redécouverte de la métaphysique. Non la métaphysique abstraite, précisait-il dans son hommage au philosophe Jean Brun (publié dans les Actes du Colloque international d’Agen, 1996), « mais celle, vivante, dont Socrate est le porteur et le Christ l’illuminateur ».

Bien sûr, notre époque se loge à une tout autre enseigne, dirat-on. Soulignons, avec Jean Renaud, que la philosophie moderne, en se refusant à regarder au-dessus d’elle-même, s’est condamnée à regarder en dessous, là où l’on s’efforce de justifier des révoltes qui nous appauvrissent. N’est-il pas courant d’entendre des intellectuels − journalistes, professeurs, artistes et experts en tout genre − affirmer que les valeurs traditionnelles sont dépassées et qu’il faut, pour avancer, les faire sauter ?

Mais d’où vient donc ce romantisme niais qui veut que l’histoire prenne soudain un cours paisible, lumineux, à l’abri de la bêtise et de la tyrannie ?

Reconnaissons-le : Alexis Klimov était un éveilleur, un vivant. Sa parole, qui était une parole de service, ouverte sur autre chose qu’elle-même, a marqué plus d’un destin… Serait-ce que l’homme ne parle vraiment que lorsqu’il se situe bien au-delà de ce qu’il dit ?

Pour Alexis Klimov, l’essentiel se dérobe à toute définition. D’où son éloge de l’homme inutile : une sorte de descendant des vagabonds mystiques, des moines mendiants ou « de ces bouffons qui, autrefois, auprès des grands de ce monde, n’hésitaient pas à multiplier les remises en question… » C’est dire que mon ami ne se voyait nullement comme un spécialiste, et les spécialistes le présentaient volontiers comme un veilleur de nuit, un aventurier de l’esprit, un poète qui cherchait à dévoiler la part spirituelle des œuvres qui le passionnaient. Rappelons-nous son Dostoïevski ou la connaissance périlleuse, par exemple. Ou son cours magistral sur L’Art et la Mort.

Malheureusement, le seul héritage pour lequel la plupart de nos contemporains s’enthousiasment est celui que l’on peut inscrire sur des relevés bancaires. Dans un tel contexte, nommer le salon de la bibliothèque de l’Université du Québec à Trois-Rivières « Salon Alexis-Klimov » exige une certaine audace de la part des responsables, surtout que « l’éducation moderne, disait le professeur George Steiner, relève de plus en plus de l’amnésie institutionnalisée ». À quoi bon la théologie, l’art, l’histoire, la littérature, la philosophie, répètent nos analphabètes spirituels, ces «étouffeurs de l’Esprit» (Berdiaeff) qui sont d’instinct des brûleurs de livres.

Ce n’est pas le nivellement, mais la verticalité qui est insupportable à notre modernité dite avancée. Le prêt-à-penser humanitaire colporté par les médias ne camoufle-t-il pas en fait la prétention, la répugnance à l’effort, la hâte, la superficialité, le mépris de toute discipline, de toute hiérarchie, de toute autorité ? Ce n’est pas sans raison que Benoît XVI déclarait il n’y a pas si longtemps qu’on « est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme (une dictature d’opinion) qui ne reconnaît rien comme définitif et ne prend comme critère ultime que son propre ego et ses désirs ». Alexandre Soljénitsyne, pour sa part, parlait de l’esclavage des dupes progressistes ! C’est bien connu : l’autodéification enfante le nihilisme, l’activisme, l’amoralisme, le totalitarisme… De sorte que nous « avons plus que jamais besoin du livre, mais les livres, aussi, s’écrie George Steiner, ont besoin de nous ». Alexis Klimov l’avait admirablement compris et c’est pourquoi je me réjouis que des représentants de l’université ne l’aient pas oublié, lui, le professeur, le philosophe, le poète d’une pneumatologie libératrice et paradoxale, l’auteur d’une oeuvre où l’on ne peut séparer la beauté, le témoignage et le combat.

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