La digitalisation du monde
Mise en ligne de La rédaction, le 2 novembre 2012.
par Matthieu Lenoir
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 37 / AUTOMNE 2012 ]
Jamais unanimité des opinions modernes n’aura été plus complète qu’au sujet du meilleur des mondes digitaux. La numérisation des données sur des supports informatiques d’une capacité de stockage quasi infinie, l’automatisation du savoir humain par des logiciels cumulant les compétences d’innombrables spécialistes, l’instantanéisation de la transmission de messages de toutes natures par la modulation-démodulation téléphonique et les très hauts débits, la personnalisation extrême de la réception par les avancées successives de la radiotéléphonie et la miniaturisation des terminaux mobiles ont bouleversé jusqu’aux tréfonds de nos sociétés et de nos âmes d’humains pensant, agissant, œuvrant, aimant.
Les voix des milliers de modestes travailleurs qui exécutaient des tâches subalternes de dessinateurs, de transmetteurs, de correcteurs, de metteurs en page, de facteurs, de libraires, de trieurs, d’archivistes, avec la modestie mais l’humanité, le génie, la mémoire et la délicatesse propres à chacun, se sont tues. On les a convaincus que leur ouvrage était obsolète et leur sacrifice salvateur pour l’humanité entière. La modernité n’a pas mis bien longtemps à imposer sa loi nouvelle, avec l’argument massue de l’autonomie radicale des individus et de l’hypertrophie de leur pouvoir. Plus qu’autrefois, le principe d’action de cette modernité technomarchande a dérivé, à une vitesse exponentielle, de la recherche d’une juste économie de la souffrance grâce à l’outil, vers la reconstruction prométhéenne de l’homme, dont elle se prétend l’architecte. C’est cette dimension-ci que nous allons critiquer, enregistrant volontiers la facilitation considérable pour l’expression et la créativité formelle de chacun que constitue la digitalisation du monde. Précisément.
L’industrialisation de la pensée
Pour donner une idée de l’enjeu économique et donc social du phénomène, un chiffre : les 49 milliards de dollars américains de seule trésorerie accumulés par le moteur de recherche Google. Sept ans après sa mise en bourse, sa capitalisation de 205 milliards de dollars équivaut à sept fois celle de Schneider Electric, l’un des tout premiers constructeurs d’équipements électriques au monde, et à près de la moitié de celle de Coca Cola, entreprise universelle de consommation de masse, vieille de 125 ans.
Les volumes financiers sont à l’échelle de la puissance mentale de techniques qui ont industrialisé la formation, l’expression et la transmission de la pensée humaine. L’argument principal des outils nouveaux est celui de la vitesse et de la capitalisation mnémonique. Ainsi s’instaure le règne de la quantité par accélération et miniaturisation des processus. Ainsi s’applique le principe classique et fondateur de l’industrialisation des métiers : accélérer la répétition de l’identique. Accélérer pour nourrir l’accroissement de la masse monétaire en circulation, désormais presque entièrement constituée de dettes et exigeant à ce titre un rendement global permanent. Accélérer pour ne pas tomber, c’est-à-dire échouer à dégager la plus-value qui permettra le paiement des intérêts et le remboursement à l’échéance. Accélérer pour satisfaire à l’obligation de croissance matérielle indéfinie. Or c’est dans cette indéfinition qu’est le piège. L’indéfinition est la sécularisation satanique de l’infini.
Dans le monde développé, l’après-guerre a pu satisfaire progressivement les besoins essentiels, puis superflus d’une part très majoritaire de la population. Les politiques de croissance par la consommation ont même amené les États à s’endetter pour financer les besoins de ménages devenus insolvables par l’acquisition du superflu. La crise pétrolière des années 1970, la menace récessive qu’elle a fait naître, la saturation des besoins primaires et les caractéristiques psychologiques propres à la génération née après la IIe Guerre mondiale, ont orienté le développement technomarchand vers « l’industrie de la connaissance ». Qu’il conviendrait de renommer « industrialisation de la connaissance ».
Ainsi naquirent les techniques électroniques de traitement, puis de projection, enfin de transmission de données jusqu’ici portées par la mémoire vive de chaque homme, par sa main et le papier lorsqu’il fallait l’inscrire dans le temps ou la porter dans l’espace.
(…)
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