« L’économique n’est pas tout. L’homme est aussi payé, il est surtout payé, par des égards.»
Pourquoi Égards ?
La belle épigraphe que nos lecteurs retrouveront numéro après numéro sur la couverture de notre revue est tirée de l’œuvre du grand écrivain Charles-Ferdinand Ramuz. Elle éclaire d’un trait de feu le cœur même de notre projet: «L’économique n’est pas tout. L’homme est aussi payé, il est surtout payé, par les égards.» Par les Égards! Ce mot nous a paru digne de nommer notre revue parce qu’il résume notre entreprise. Le dernier dans la cité a droit à des égards: non aux honneurs, non à la renommée, mais aux simples égards. Une telle prescription spirituelle et morale est capable d’inspirer une politique à la fois réaliste et humaine. Faute de « l’amour qui relie » dont parle Goethe, l’humanité s’engouffre dans un égalitarisme stérile et mortel, celui d’une tour de Babel mécanique, froide et insensée, habitée par des atomes rongés par l’envie puisque semblables les uns aux autres. L’amitié est au fondement de la cité. Ne confondons pas, cependant, les ordres. Une violence verbale légitime ne contredit en rien l’épigraphe de Ramuz. Amour et haine se répondent et se nourrissent mutuellement dans l’âme bien née. La colère, disciplinée par la raison, est l’auxiliaire de la justice. Les conservateurs frileux et les croyants pusillanimes témoignent surtout de leur insensibilité.
Derrière l’étatisme, le fait le plus général du XXe siècle*, se dissimule un manque d’égards. La tyrannie du spécialiste, de l’expert, du technocrate démontre notre mépris envers le simple citoyen, notre propension à traiter des adultes à la façon d’enfants perpétuellement mineurs. Ce travers a toujours existé dans les classes dirigeantes, mais c’est avec la Révolution tranquille que la société québécoise tout entière y a succombé. Si un grand nombre de raisons économiques motivent amplement le rejet de l’étatisme, les raisons morales sont encore plus fortes. L’État est devenu la grande, l’unique autorité spirituelle. Il domine les esprits et les corps. Il usurpe les prérogatives des corps intermédiaires (associations, municipalités, professions, familles, etc.) ; pire, il remet en question leur existence, ne voulant rien laisser entre lui et un individu débilité et infantilisé. Qu’ont fait les conservateurs d’ici face à cette étatisation effrénée ? Se sont-ils opposés hardiment aux démolisseurs de la société civile ? Isolés les uns des autres, divisés, marginalisés, découragés, quelquefois cyniques, ils ont été facilement vaincus par les apprentis sorciers et les ingénieurs sociaux. Devant les avorteurs, les nihilistes, les étatistes destructeurs de la société civile, trop de silence, trop de langueur, trop de passivité. Aussi avons-nous perdu sur tous les fronts : avortement sur demande, abolition des écoles chrétiennes, mariage homosexuel, socialisation, suppression des petites municipalités et des caisses populaires locales, le catalogue de nos défaites serait interminable. Cela est vrai partout en Occident, mais au Québec plus encore! Serait-ce que la Gauche technocratique domine l’histoire ? Non, elle domine les livres d’histoire. Dans un monde de représentations comme le nôtre, où tant de vies sont rêvées plutôt que vécues, elle réussit toujours à déplacer le débat public du plan d’un réel indépendant de notre volonté, de nos passions et de nos illusions au profit d’une subjectivité pour laquelle les idées sont l’expression d’un état d’esprit et d’un état d’âme, le formulaire d’un moi et de ses rêveries. La Gauche, en effet, ne se contente pas d’être un assemblage d’idées plus ou moins étrangères à la nature politique et spirituelle de l’homme : elle est une intoxication. L’État moderne répond à l’angoisse des hommes, à leur volonté d’être trompés et non à leur besoin de vérité. C’est pourquoi, davantage qu’un discours sur l’État et sur ses relations avec le citoyen, nous proposons d’aller à la source du mal : la guérison passera par une réforme intellectuelle et morale.
De l’avilissement de nos élites
En vue d’un tel sursaut de la vie contre la culture de mort, il n’est rien à attendre de l’appareil littéraire, politique, intellectuel au pouvoir. L’étatisme de nos gouvernements n’a jamais été sérieusement remis en question par nos élites depuis la Révolution tranquille. La macrostructure inhumaine baptisée « système de santé « , la xième réforme de l’éducation imposée par des experts dédaigneux de la volonté des parents, les fusions municipales forcées au mépris des libertés locales, une fiscalité accablante envers les classes moyennes irritent le citoyen ordinaire, mais comblent une élite qui a un intérêt alimentaire à la perpétuation de la social-démocratie. L’étatisme s’appuie sur des convoitises, des prébendes, sur les bénéfices d’une infinité de sinécures : fonctionnaires, demi-fonctionnaires, fournisseurs de l’État, syndicats, artistes subventionnés, la liste est longue, c’est celle d’une élite un peu avilie. La critique de l’étatisme et de son « faux » contraire, l’individualisme, viendra-t-elle des professeurs, à la fois grands bénéficiaires et produits du système ? Protégés des contrecoups du réel par un gagne-pain blindé, ils ne reçoivent guère de leçons des choses. Pour eux, le fruit de l’absurde ou de la sagesse est le même : un chèque régulier, garanti, dont rien ne révélera jamais qu’il fut immérité. Ne cherchons pas l’esprit d’indépendance parmi les « travailleurs culturels », comme on dit. Un cynisme badigeonné de faux sublime y sévit plus qu’ailleurs. Là encore, l’étatisme est en cause pour une large part. Le système de subventions pèse comme une chape de plomb sur ce qu’on appelle sans rire » l’industrie culturelle « . L’État stérilise ses victimes et les condamne à la tricherie, à la fausse représentation et à l’indifférence. Les éditeurs, pour ne parler que du domaine du livre, ne publient guère par amour de la littérature. Ils impriment roman sur roman dans le but de recevoir des subventions d’un État qui décide de leur mérite à la place du public. Ainsi s’explique notre surproduction stérile et artificielle : ouvrages fabriqués à la chaîne par des auteurs qui, pour être remarqués par une galerie blasée, jouent la carte d’une morne outrance mâtinée d’une subtile obséquiosité. Toujours plus loin, toujours plus bas, le scandale d’hier, devenu la mode du jour, est désuet le lendemain, pour être oublié vingt-quatre heures plus tard. L’art actuel est le lieu de la créativité vide et futile d’un moi en rupture, l’expression d’un « subjectivisme sauvage » (Jean-Paul II), d’un je indocile, d’un conformisme de l’aberrant, l’excroissance maladive d’une impuissance et d’une révolte vitales. Il n’unit point les hommes dans ce qu’ils ont en commun : il les isole dans un mécontentement stérile. Il existe une curieuse complémentarité entre les formes anarchiques et subjectivistes de l’art moderne et le collectivisme : l’un et l’autre tiennent à une inflation du moi et mènent à la destruction du sujet. Cette culture produite à la hâte, destructrice de la pensée et de tout ordre, nous conforte dans notre solitude et notre indiscipline. Avouons-le, les intellectuels et les artistes affranchis de l’État qui osent réagir contre l’insignifiance branchée ne sont pas légion. Peut-être, après quarante ans de Révolution tranquille, est-il temps pour ces esprits libres de sortir de leur isolement, de combiner leurs forces et de s’allier sans arrière pensée en vue des grandes luttes conservatrices desquelles relèvent l’avenir et le destin du Canada français.
Principes d’une résistance conservatrice
Notre résistance antiétatique s’inspire des principes traditionnels d’une pensée conservatrice tels que les résuma admirablement, en six points, l’essayiste américain Russell Kirk :
- La croyance en un ordre transcendant (ou à un corps de lois naturelles) appelé à régir la société ainsi que la conscience.
- Un attachement envers la variété luxuriante et le mystère de l’existence humaine et une horreur sacrée envers l’uniformité étriquée, les objectifs égalitaristes et utilitaristes de la plupart des systèmes radicaux.
- La conviction qu’une société civilisée exige des ordres et des classes et le rejet de la notion absurde de » société sans classes « .
- La certitude que la liberté et la propriété sont étroitement liées, qu’avec l’abolition de la propriété privée, on se retrouverait dans l’antre du Léviathan.
- La méfiance envers les sophistes, les calculateurs et les économistes qui désirent reconstruire la société sur des conceptions abstraites.
- La prise de conscience que le changement peut ne pas être salutaire, qu’une innovation ou qu’une réforme précipitée provoque quelquefois des effets dévastateurs au lieu d’être un facteur de progrès.
Notre résistance est donc multiforme. D’abord spirituelle, métaphysique, morale et religieuse, elle tiendra compte du fait, outrageusement dénié depuis quarante ans, que le catholicisme est la religion traditionnelle du Canada français. S’il est vrai qu’une société nihiliste est une contradiction dans les termes, combattre le catholicisme signifie, chez nous, se mettre au service du nihilisme; l’appuyer veut dire, chez nous, affronter le nihilisme. Il ne faut pas cependant se fermer les yeux. L’Église québécoise tombe aisément dans une complaisante soumission devant les puissants et dans une fronde conformiste contre Rome. Elle conteste rarement la culture dominante et confond plus souvent qu’à son tour pusillanimité et charité pour justifier ses abstentions et ses silences. Nous ne l’imiterons pas sur cet aspect des choses et c’est pourquoi nous ne craindrons pas de nous exprimer sur le terrain culturel, littéraire et esthétique. Il est urgent, selon nous, de libérer la culture de la tutelle de l’État. Il importe, à notre avis, d’apprendre à se passer de ce respirateur artificiel, car il est en train de remplacer la culture vivante par une culture imaginaire, schizophrénique, étrangère au réel. Ainsi seulement retrouverons-nous la vérité des choses, la santé, la vitalité, la vertu, au sens propre du mot. Dans les œuvres de l’esprit autant que dans l’ordre entier des choses humaines, fustigeons le narcissisme, le faisandé, l’épuisé, le nihilisme pour snobinards efféminés, et incitons au positif, au germinal, à l’essentiel, à tout ce qui, avide de simplicité et de force, résiste, autant que possible, à la maladie et à la décadence et possède le singulier mérite, inaccessible aux cadavres, de vivre et de féconder. Ce serait une erreur de croire que la bataille culturelle est perdue, comme le pensent des esprits chagrins. Elle ne l’est point et ne saurait l’être. A-t-elle seulement commencé au Québec ? À Égards, nous croyons en la renaissance d’une culture pleinement traditionnelle, à la fois enracinée et renouvelée.
Par où commencer ?
Le plus grand commun dénominateur des conservateurs ? Le refus de l’étatisme ! C’est par là que nous devons commencer. C’est sur ce rocher qu’il nous faut bâtir. Le grand œuvre du XXIe siècle est de contredire le siècle précédent et de retourner à la raison, à la nature, à la vie. Pour ce faire, on l’a vu, une réforme intellectuelle et morale est requise. À Égards, nous souhaitons aider, à notre humble échelle, à la formation d’une intelligentsia conservatrice qui contribuera, à son tour, à l’émergence d’une » opinion » conservatrice sûre d’elle-même au lieu d’être silencieuse et intimidée. Avec les libertariens pour nos libertés économiques, avec les nationalistes pour notre défense nationale, avec les protestants pour l’école confessionnelle, avec les croyants pour la promotion d’une culture de vie, en communion avec tous ceux qui ont rejeté, par pragmatisme ou par conviction religieuse, l’utopie, nous essaierons de promouvoir, dans la vérité et le respect de nos différences, un véritable œcuménisme de droite, étranger au syncrétisme, attentif à bien définir non seulement ce qui nous unit, mais ce qui nous sépare. Sevrés du support de Mammon, privés d’appui parmi l’élite en place, en rupture avec la faune médiatique, nous sommes néanmoins confiants. L’hostilité à nos principes a beau être grande, la toute-puissance de nos ennemis n’est qu’apparente. Dans ce groupe abondant, l’on trouvera plus de somnambules que d’idéologues, d’abusés que d’abuseurs, de misérables que de méchants, de faibles que de pervers. Les jeunes, par exemple, se doutent de quelque chose. Ils sont obligés de constater que les fissures se multiplient dans l’édifice, dans le sacro-saint (et délétère) modèle québécois. Tentons patiemment de les dégager de leur hostilité envers la tradition, de les affranchir des préventions apprises et ânonnées depuis l’enfance. Ils nous écouteront si, plutôt que de leur offrir un contre-modèle utopique et ambitieux, nous leur présentons des doctrines nées d’un respect pieux pour l’héritage du passé en ce qu’il a de permanent et d’une fidélité ardente envers les conditions éternelles de la durée, de la vie, de l’être et de la cité. Le chanoine Lionel Groulx soutenait, avec un sourire, que rien n’émeut autant le Canadien français que la démonstration de sa propre existence. Une pareille démonstration risque de se révéler une mission inaccessible au plus adroit des sophistes si nous continuons à travailler dans le sens qui fut celui de nos élites et de l’État québécois pendant les quarante dernières années. Le temps de réagir est venu pour une nation qui s’éteint à force de se renier elle-même, pour un peuple en train de s’autodétruire à coups d’avortements, de dénatalité et de désespoir. Il faut changer de cap et, pour reprendre à un mot près les termes de Paul Bourget dans Outre-Mer, défaire systématiquement l’œuvre meurtrière de la Révolution tranquille.
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