Restaurations – Essais politiques et critiques X. Pourquoi l’euthanasie est-elle devenue une valeur québécoise?
Mise en ligne de La rédaction, le 21 avril 2013.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 39 / PRINTEMPS 2013 ]
Pour la première fois dans le monde il n’y a plus de Dieu! Le paysage n’a pas changé, mais il est éclairé par un jour qui n’est plus le même.
Paul Claudel
Le Québec ne se distingue du reste de l’Amérique dans des questions morales comme l’euthanasie que par ses oui empressés aux suggestions de l’anomie et de la dissociation. Le recul (voire la quasi-disparition) des mœurs traditionnelles (pléonasme car il n’est de mœurs que s’il y a tradition, c’est-à-dire continuité, constance, héritage) y est généralement plus radical qu’ailleurs en Occident. Nos ancêtres étaient protégés de l’euthanasie moins par des doctrines abstraites, aussi excellentes soient-elles, que par des mœurs saines qui les gardaient à peu près soumis aux grandes lois du monde, assimilées par beaucoup d’hommes, surtout au sein du peuple, et intégrées dans leur vie quotidienne. L’être humain réfugié dans sa coquille mentale, occupé à son seul contentement, indifférent aux siens et à la cité, se croyant au-dessus des lois divines et humaines, aurait été considéré comme un scélérat, alors qu’il est aujourd’hui choyé comme un électeur. Le primat de l’être sur la pensée, du concret sur l’abstrait, du réel sur l’idée était affirmé par l’existence même de cet homme d’antan, plein de défauts, de failles, de misères épouvantables, mais qui existait, incarné, charnel, vivant, indiscutable.
Une abstraction au service du moi
Il ne s’agit pas de dénigrer l’abstraction. Mais celle-ci, qui a normalement pour fin de décrypter la réalité, d’en dégager les lignes directrices, peut aussi nous séparer du réel et se lier à un moi totalitaire, dictant ses quatre volontés à un cerveau autiste et docile à ses consignes. Le type de scolarité que notre culture livresque a imposé au plus grand nombre depuis environ un siècle a entraîné une dépréciation des formes d’apprentissage plus exemplaires que scolaires et a créé un type d’humanité cérébrale et subjectiviste infiniment vulnérable, sinon manipulable. La nouvelle éthique rationaliste (de Kant à Rawls), qui tend à confondre le bien et son concept, satisfait ces esprits orgueilleux intéressés à tenir à distance le réel, mais affaiblit le caractère, qui a besoin de dispositions morales concrètes pour s’édifier. Cette morale trop intellectualisée n’est que le fruit d’une dissociation entre l’esprit et la vie. Le développement de l’enseignement supérieur invite ainsi à un formidable essor du subjectivisme. Par cette dissolution rationaliste, tout devient mensonger: les notions sans lien stable avec le réel sont désorbitées. Dieu, l’homme, la patrie, la cité sont déconstruits puis refaits à la lumière d’une subjectivité frénétique qui se croit toute puissante. De cette usine mentale qui ne craint jamais la surproduction naissent les nationalismes, les théologies libérales et les utopies politiques. Ces produits fictifs n’expliquent rien, mais compensent un processus de désincarnation par des injonctions et des programmes assimilables en quelques leçons. L’idéologie, par laquelle l’ordre logique remplace l’ordre vécu, est en effet une prothèse qui atténue la détresse subjectiviste. Toutes les doctrines sont pour ainsi dire susceptibles d’être idéologisées, car ce durcissement en un système au service des pires suggestions de la psyché, s’il s’applique plus volontiers à certaines traditions qu’à d’autres, est général, et n’épargne pas les «conservateurs» ni les «chrétiens». L’idéal en se séparant de l’être s’accroche au moi et en devient l’instrument. Le Québécois moderne a perdu ses habitudes heureuses, lentement acquises par le travail, la piété et la souffrance, puis héritées et transmises de génération en génération. Il les a remplacées par des idées distillées d’abord par un mandarinat spécialement appointé par l’État, puis disponibles, sous des formes abrégées et accessibles, à la radio, à la télévision, sur le Web, multipliant ainsi les moyens de fuir le réel et de le remplacer par un ersatz capable d’exprimer ou de refléter ses seules obsessions. Enfermé par l’abstraction dans une espèce d’insularité contre-nature, l’homme moderne n’est plus un être de relation, car la dictature du moi déréalise fatalement ce qui l’entoure. L’égotisme engendre la débilité, l’autonomie finit en dépendance, l’individualisme en étatisme, et la souffrance en euthanasie.
(…)
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