Le siècle, les hommes, les idées. Un pontificat inachevé (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 21 avril 2013.
par Luc Gagnon
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 39 / PRINTEMPS 2013 ]
Nombre de commentaires plats ont accompagné la renonciation au ministère pétrinien de l’illustre Benoît XVI, dont celui, bête à souhait, du laïciste président François Hollande, agrémenté d’une blague de potache digne de sa promotion Voltaire de l’ENA. La plupart des journalistes ont surtout relevé les anecdotes insignifiantes, mais «sensationnelles», qui ont marqué son pontificat: sa remarque peu diplomatique au sujet de la violence islamique à Ratisbonne, son opposition au préservatif en Afrique, les prêtres pédophiles en Occident, la levée de l’excommunication qui frappait les évêques lefebvristes. On a souligné le contraste entre sa personnalité réservée et contemplative, et l’attitude conquérante et apostolique de son prédécesseur, Jean-Paul II le Grand.
Le journaliste Jean-Marie Guénois, responsable des questions religieuses au Figaro, a bien identifié le sens profond du ministère de Benoît XVI, très clair dès son discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005 sur la lecture ecclésiale et théologique du Concile Vatican II. Il y prônait une «herméneutique de la continuité» par opposition à une «herméneutique de la rupture». Le pape a voulu réconcilier l’Église avec elle-même, avec sa mémoire, avec son être historique et ontologique, contre les imposteurs néomodernistes qui voudraient qu’elle soit née en 1965. Telle fut la grande œuvre de son pontificat, oeuvre hélas à peine esquissée. C’est là toute ma tristesse de fidèle catholique: le 19 avril 2005, j’avais accueilli avec une telle joie, une gaudium magnum, sur la place Saint-Pierre-de-Rome, l’annonce du camerlingue de la Sainte Église romaine: «Habemus papam! Eminentissimum ac reverendissimum Josephum cardinalem Ratzinger, qui sibi nomen imposuit Benedicti» .
Malgré mon optimisme du premier moment, soutenu par le prophétique sermon de l’entrée en conclave du doyen Ratzinger contre la «dictature du relativisme», je ne m’attendais pas à une telle piété, une telle justesse, un tel discernement de ce magnifique théologien allemand: le Saint-Esprit nous comble de grâces, au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Élu à soixante-dix-huit ans, à la suite d’un long pontificat qu’il a bien servi, certains parlaient d’un «pape de transition». Je n’y ai jamais cru et je n’y crois toujours pas. Tandis que Jean-Paul II a parcouru le monde et qu’il a voulu, d’une certaine façon, réinventer l’Évangile dans un esprit personnaliste avec sa production littéraire excessive et inassimilable, dont son encyclique fondatrice Redemptor hominis, Benoît XVI a tenté de se recentrer sur la réforme de l’Église ad intra et sur l’essence de la foi chrétienne par l’enseignement du catéchisme, de la Sainte Écriture et des Pères de l’Église. Le pape polonais était un poète et un philosophe personnaliste, alors que le pape allemand était un théologien imprégné des Pères de l’Église.
Sous Jean-Paul II, la première grande œuvre de Joseph Ratzinger fut le magistral Catéchisme de l’Église catholique, publié en 1992, qui restera un guide capital pour enseigner le contenu de la foi chrétienne au cours des prochaines décennies et même des prochains siècles, tel le Catéchisme romain du Concile de Trente. Entre le Concile Vatican II et 1992, on ne savait plus clairement quelle était la foi de l’Église. Le cardinal Ratzinger a sorti le peuple chrétien de cet épais brouillard, de cette confusion doctrinale qui régnait au coeur et au sommet de l’Église. Les 15 et 16 janvier 1983, peu de temps après son installation à Rome en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il avait fait deux conférences courageuses et controversées à Lyon et à Paris, plaidant en faveur d’un catéchisme doctrinal à l’exemple de celui du Concile de Trente et, indirectement, critiquant le parcours catéchétique moderniste de l’épiscopat français, axé sur le «vécu des jeunes». Il y a aujourd’hui en France et dans d’autres pays occidentaux un redressement du catéchisme dans les paroisses et les écoles, à Paris par exemple; mais un effort reste à faire et le trop court pontificat de Benoît XVI ne semble pas avoir été décisif, bien que les JMJ soient devenues beaucoup plus doctrinales, pieuses et sérieuses avec, notamment, la publication et la vaste diffusion du catéchisme adapté aux jeunes gens, Youcat. Benoît XVI ne voulait cependant pas revenir à un gouvernement centralisé comme saint Pie X en imposant un catéchisme unique pour l’enseignement de la jeunesse à l’épiscopat mondial. Son ecclésiologie de communion, issue de Vatican II et conforme à l’héritage patristique, lui commandait de respecter la mission épiscopale d’enseignement des fidèles diocésains. Il a ainsi nommé de solides évêques doctrinaux, comme Mgr Dolan à New York, Mgr Lépine à Montréal et Mgr Collins à Toronto, alors que Jean-Paul II avait placé sur ces sièges de falots et pusillanimes archevêques comme Egan, Turcotte et Ambrozic. Benoît XVI a fait preuve de beaucoup plus de discernement que son prédécesseur dans le choix des évêques: une génération convaincue de l’importance de la nouvelle évangélisation, qu’il appelait de tous ses vœux en 1998 lors de la célébration des dix ans du motu proprio Ecclesia Dei, a succédé à une bande d’apôtres démissionnaires et dépressifs.
Benoît XVI a voulu manifester la continuité ecclésiale au plan liturgique par la pleine restauration des droits de l’ancienne liturgie latine avec le motu proprio Summorum pontificum en 2007. Il a heureusement agi rapidement sur ce plan, car il considérait que les interdictions de Paul VI et des évêques étaient injustes et menaçantes pour l’unité de l’Église, tant au plan de son histoire que de la communion. Comment croire en une Église qui condamne ce qu’elle a estimé de plus sacré durant de nombreux siècles? Comment condamner une messe qui a fait tant de saints? Au-delà de la question de l’ancien rite, qu’il a défini comme «la forme extraordinaire du rite romain», Benoît XVI souhaitait réformer la nouvelle liturgie de Paul VI, la réorienter vers Dieu et la resacraliser en soulignant sa continuité avec le rite romain traditionnel. En tant que pape, il a restauré la solennité liturgique et musicale lors des cérémonies pontificales et n’a lui-même distribué la communion aux fidèles qu’à genoux et sur les lèvres, alors que Jean-Paul II avait permis, même à Rome, la communion dans la main, et qu’il acceptait les extravagances liturgiques durant ses voyages chez les Mayas et les autres peuplades païennes. Benoît XVI a voulu donner l’exemple de la piété et de la sacralité, mais sa «réforme de la réforme» n’a jamais vu le jour: autre réforme inachevée, esquissée dans ses livres comme L’Esprit de la liturgie et Un chant nouveau pour le Seigneur.
Le pape ne s’est pas distingué par l’abondance de son enseignement magistériel, limité à trois encycliques assez faibles sur les vertus théologales et la doctrine sociale de l’Église; il n’a même pas eu le temps de publier son encyclique sur la foi (avancée dans sa rédaction), notion pourtant capitale de son pontificat: l’importance du retour du peuple baptisé à une foi solide et raisonnée et la transmission des éléments fondamentaux de la foi aux générations futures. Il a voulu avant tout donner un esprit et une orientation à l’Église quelque peu déboussolée dans la tempête du subjectivisme contemporain. Il fut un magnifique guide pour la nef du Seigneur. Il a essayé de rassembler les chrétiens autour de la barque de saint Pierre dans ce combat surnaturel en dialoguant avec les plus proches, comme la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, les anglicans conservateurs et les orthodoxes. L’achoppement des discussions avec Mgr Bernard Fellay et la FSSPX sera un des grands échecs de Benoît XVI. Il y avait une si bonne et si ferme volonté des deux dirigeants qu’un accord semblait inéluctable; cela aurait marqué la réconciliation de l’Église avec son histoire récente. La constitution Anglicanorum coetibus de 2009 est peut-être arrivée un peu tard et n’a permis de ramener à l’unité romaine qu’un nombre restreint d’évêques, de prêtres et de fidèles anglicans frustrés des dérives libérales de la Communion de Canterbury. Cependant, Benoît XVI a bien fait de chercher à réintégrer les anglicans traditionalistes en groupe séparé. Jean-Paul II, lui, a toujours cru au dialogue anglo-catholique avec le Primat de l’Église d’Angleterre. Bien que les relations avec les orthodoxes russes se fussent grandement améliorées sous Benoît XVI par son approche plus théologique et contemplative, il n’a pas eu le temps de rendre visite au Patriarche Cyrille à Moscou, ce qui eût marqué une étape importante pour une réconciliation.
Benoît XVI a donné une orientation à l’Église, il lui a même fait prendre un tournant, mais aucun théologien, aucun prélat ne peut guider la nécessaire réforme de l’Église d’aujourd’hui avec autant d’acuité intellectuelle et de jugement surnaturel que lui. Cet homme a si bien diagnostiqué cette «dictature du relativisme» qui menace l’Église, à moins qu’elle ne retrouve son identité, qui est sa Tradition, le depositum fidei que l’Église doit transmettre selon le mot de saint Paul: «Tradidi quod et accepi» (I Cor. 15,3). Prions pour que la Providence guide son Église, mais l’œuvre de redressement ecclésial si bien lancée par le sage et savant pontife allemand, déjà commencée à la fin du pontificat de Jean-Paul II, se termine brusquement et dans l’incertitude.
Écrire un commentaire
You must be logged in to post a comment.