Le siècle, les hommes, les idées. Un nouveau pontificat évangélique? (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 9 août 2013.

par Luc Gagnon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 40 / ÉTÉ 2013 ]

Le pape François

L’annonce de l’élection de Jorge Mario Cardinal Bergoglio au souverain pontificat le 13 mars dernier a semé un vent de perplexité et d’incertitude sur les fidèles réunis à la place Saint-Pierre. Contrairement à Joseph Ratzinger en 2005, le cardinal argentin comptait peu de partisans à Rome, même au sein du Collège cardinalice, à tout le moins avant le début des Congrégations générales qui ont précédé le conclave de 2013: il n’aimait pas quitter son diocèse de Buenos Aires et ne se rendait à Rome qu’en cas d’obligation, pour de brefs séjours. Jorge Mario Bergoglio était resté un religieux jésuite frugal et il détestait la cour pontificale. Il avait tout de même obtenu plusieurs votes du clan des progressistes martinistes au conclave de 2005, mais il s’était rapidement incliné devant la domination du doyen Ratzinger. Le caractère étonnant de l’élection du 13 mars 2013 fut tel que la Conférence des évêques italiens avait publié un communiqué hâtif, immédiatement après l’apparition de la fumée blanche, qui saluait l’élection du «Papa Scola», l’archevêque de Milan. Une décision aussi rapide du Collège cardinalice après seulement deux jours de conclave ne pouvait que signifier l’élection du grand favori italien. Les vaticanistes considéraient que le cardinal Bergoglio n’était plus un successeur probable de Benoît du courant ecclésial qui l’avait relégué au deuxième rang en 2005, le progressisme incarné par le cardinal jésuite Carlo Maria Martini, décédé en 2012 dans l’amertume, regrettant que l’Église soit en «décalage» avec la modernité.

Du strict point de vue de la politique ecclésiale, la démission du pape Benoît XVI et l’élection du pape François constituent un affreux gâchis pour les conservateurs ratzingeriens qui paraissaient contrôler l’Église et le conclave; le pape allemand avait nommé une majorité de cardinaux électeurs et les principaux titulaires des postes décisifs dans l’Église universelle. Comment un tel coup de force, un tel retournement, a-t-il pu se produire? Dans les jours qui ont suivi le conclave, je me suis interrogé durant mes promenades romaines: est-ce le retour des vieux jésuites progressistes des années Arrupe, dont les institutions, l’Université Grégorienne à Rome et le Centre Sèvres à Paris par exemple, semblent s’effriter face aux jeunes et vigoureuses institutions solidement orthodoxes comme l’Université de la Sainte-Croix à Rome et le Collège des Bernardins à Paris? Est-ce un cauchemar, un retour aux années noires du pusillanime catholicisme postconciliaire avec un Paul VI incertain, dépressif, ce «pape déchiré» selon l’expression de l’historien Yves Chiron, qui se plaignait de la pénétration des fumées de Satan dans l’Église, et qui en même temps interdisait la messe latine traditionnelle pour instituer un nouveau culte ambigu en langue vernaculaire? De plus, j’ai croisé à Rome, un peu avant la fête de saint Joseph et la cérémonie d’inauguration du nouveau pontificat, le triste cardinal Jean-Claude Turcotte, archevêque heureusement émérite de Montréal, qui a sûrement voté avec enthousiasme pour ce candidat argentin de sa génération: est-ce là l’avenir du catholicisme selon le programme esquissé par le pape Benoît XVI? Je croyais que cette Église démissionnaire était morte.

En réalité, le pape François présente au monde un visage joyeux et enthousiaste, radicalement différent du défaitisme et de la morosité postconciliaire. Il sait qu’il doit combattre un des grands maux du monde moderne et particulièrement de la vieille Europe déclinante: la dépression spirituelle, ou la «société dépressive», selon la formule de Mgr Tony Anatrella. L’exilé Gérard Depardieu a porté un diagnostic juste sur son pays d’origine: la France est «triste». Le pape argentin a insisté dès le début de son ministère pétrinien sur l’importance d’un réveil spirituel de l’Occident, notamment dans son sermon du Dimanche des Rameaux, le 24 mars 2013: «Et c’est la première parole que je voudrais vous dire: joie! Ne soyez jamais des hommes et des femmes tristes: un chrétien ne peut jamais l’être! Ne vous laissez jamais prendre par le découragement!» Son américanité pleine d’espérance pourra peut-être sortir l’Église de son narcissisme et de son abattement, et la lancer hors de ses sacristies pour réévangéliser le monde déchristianisé. Comme me le soulignait un archevêque canadien, la notion de «nouvelle évangélisation» risquait de devenir un slogan, un pur concept, peut-être deviendra-t-elle une réalité vivante par l’élan et la vie évangéliques du nouveau pape.

Il semble d’ailleurs que le cardinal Bergoglio ait été élu pape pour son orientation évangélique, dont il s’est fait le défenseur lors des Congrégations générales préparatoires au conclave. Il y fit une courte intervention remarquée devant les cardinaux électeurs, où il n’a aucunement traité des prétendus dysfonctionnements de la Curie romaine, mais du cœur de la mission actuelle, et fondatrice, de l’Église: l’évangélisation. «L’Église est appelée à sortir d’elle-même pour aller jusqu’aux périphéries, pas seulement les périphéries géographiques, mais aussi les périphéries existentielles: là où réside le mystère du péché […]. Quand l’Église ne sort pas d’elle-même pour évangéliser, elle devient son propre référentiel et donc tombe malade» (La Documentation catholique, 21 avril 2013, p. 369). On s’est interrogé sur son «programme pontifical», qu’il n’a pas précisé lors de la messe inaugurale du 19 mars (celui de Benoît XVI était dans son sermon de la messe pro eligendo Summo pontifice du 18 avril 2005 contre la dictature du relativisme); je pense qu’il réside dans cette exhortation à sortir de l’«autoréférence ecclésiale» pour évangéliser le monde, afin que l’Église retrouve son identité véritable face au monde pluraliste.

Le nouveau pape peut irriter certains conservateurs et défenseurs de la primauté romaine par son insistance à se définir avant tout comme évêque de Rome, mais cette attitude repose sur son ecclésiologie décentralisée en vue d’une plus grande efficacité apostolique et du respect de la diversité. Il renvoie les évêques à leur responsabilité première: évangéliser, transmettre la foi aux fidèles qui leur sont confiés dans le meilleur esprit du concile Vatican II. Ils n’ont pas à attendre les directives de Rome: avec l’Évangile et le Catéchisme de l’Église catholique, qu’ils se lancent dans les rues de leurs cités, sur les places, dans les universités en syntonie avec le Parvis des gentils, que Benoît XVI avait institué pour rétablir un dialogue entre la culture occidentale déchristianisée et l’Église. Un immense champ apostolique s’ouvre devant l’Église après le pontificat clarificateur de Benoît XVI et son herméneutique de la continuité du concile Vatican II. Dans cet effort, il faut s’assurer de maintenir de bonnes relations avec les communautés juives et d’œuvrer en bonne entente avec les autres chrétiens, particulièrement les orthodoxes et les évangéliques, en une «diversité réconciliée», heureuse expression du cardinal Bergoglio issue de son expérience apostolique argentine (Pape François, Je crois en l’homme, Paris, Flammarion, 2013, p. 196).

Benoît XVI s’était assuré de nous donner un solide épiscopat doctrinal alors que les évêques «pastoraux» semblaient dominer dans l’Église depuis le «bon» pape Jean XXIII. Espérons que ces évêques vont tenir le coup au cours des prochaines années et rester fidèles à l’héritage du docteur Benoît XVI, car ils devront assumer davantage leurs responsabilités ministérielles sous le pape François. Dans plusieurs diocèses, l’Église devra même passer par une phase de «refondation», selon l’expression d’un nouvel archevêque québécois. Comme après le décès de Pie XII, les ultramontains, les catholiques les plus fidèles, devront peut-être se convertir, car ils ne pourront plus compter sur Rome pour tout diriger et arbitrer avec une autorité indiscutable. Peut-être avons-nous versé dans une certaine papolâtrie sous l’éblouissant Benoît XVI. Nous devrons nous tourner vers Dieu lui-même et sa Parole, dans un esprit de pauvreté et d’humilité évangéliques à l’exemple du pape François, en union avec nos évêques et les prêtres fidèles, pour proclamer l’Évangile devant nos frères dans nos pays en voie de désertification spirituelle, pour faire rayonner la lumière des nations, la «Lumen gentium», selon la volonté profonde de Vatican II.

Pourrons-nous rebâtir l’Église avec le pape François? Comme son saint patron, le pape a rapidement rappelé aux cardinaux, dès son sermon de la messe de clôture du conclave, le 14 mars, qu’on ne pourra refonder cette Église, souvent défigurée par la mondanité spirituelle, qu’en Jésus-Christ et sa Sainte Croix: «Quand nous marchons sans la Croix, quand nous édifions sans la Croix et quand nous confessons un Christ sans Croix, nous ne sommes pas des disciples du Seigneur: nous sommes mondains, nous sommes des prêtres, des cardinaux, des papes, mais pas des disciples du Seigneur» (La Documentation catholique, 21 avril 2013, p. 346). Il cite même à cette occasion le polémiste catholique Léon Bloy: «Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable». Le pape François se situe au-delà des clivages entre les progressistes et les conservateurs, au-delà des querelles internes liturgiques et théologiques des cinquante dernières années, il veut relancer l’Église sur les chemins d’un monde désenchanté en retournant à l’essentiel, au kérygme, basé sur la Croix et la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, hors de qui il n’y a pas de salut: «Je voudrais que tous, après ces jours de grâce, nous ayons le courage, vraiment le courage, de marcher en présence du Seigneur, avec la Croix du Seigneur; d’édifier l’Église sur le sang du Seigneur, qui est versé sur la Croix; et de confesser l’unique gloire: le Christ crucifié. Et ainsi l’Église ira de l’avant».

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