Le conservatisme, forme politique de la piété (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 17 novembre 2013.
par Patrick Dionne
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 41 / AUTOMNE 2013 ]
(Allocution prononcée lors du lancement du quarantième numéro d’Égards, le 7 septembre 2013)
Ce n’est un secret pour personne, Égards jouit d’une belle réputation. Il est impossible d’ouvrir une gazette, de consulter une encyclopédie ou de pénétrer dans un café sans entendre parler de cette revue, en des termes toujours élogieux, et même flatteurs. Cela a de quoi émouvoir. La société des lettres, si frigide de coutume, nous manifeste tellement de chaleur!… Hélas pour elle, nous sommes insensibles aux tapotements, aux hochets et aux friandises. Les honneurs ont peu à voir avec l’honneur. La célébrité, cette catin empressée, n’importe quel fat peut la posséder une heure, en soumettant les hauts faits de son quotidien au jugement de la colonie virtuelle. Tandis que l’honneur! L’honneur est une couronne que l’on porte sur son âme…
À quoi tient la réputation d’Égards? À ces deux mots: résistance conservatrice. On ne les voit jamais réunis; en un siècle hystérique, brutal et régressif, on ne saurait les dissocier.
Le conservatisme est une traduction politique du réalisme métaphysique. C’est un regard juste et aimant sur les êtres et les choses, conscient de leur grandeur et de leur misère, de leurs vertus et de leurs limites. L’esprit conservateur ordonne, compose et juge en fonction du réel; il est étranger à l’abstraction, au système des laboratoires, au calembour idéologique; il enjambe le limon des professeurs et dédaigne les circulaires des technocrates. L’homme, être moral, est capable de distinguer le bien et le mal; une flamme scintille en sa nuit. Il réprouve naturellement l’impiété, le meurtre, le mensonge, le vol. La pensée contre-révolutionnaire lui rend honneur, par la reconnaissance de ses vertus. L’homme est libre s’il est responsable, s’il voit, admire, contemple, aime ce qui est. Mais ses imperfections et ses vices sont tout aussi réels, il a besoin d’être soutenu, corrigé, guidé, éclairé par les institutions, par la voix des siècles, par une autorité spirituelle et temporelle. L’homme est ce qu’il est. Ni ange, ni bête… À se tenir toujours au-dessus de lui-même, il s’épuise; à se tenir toujours au-dessous, il s’avilit.
Le réalisme contre-révolutionnaire est un facteur d’ordre. Il appelle le bien commun. Il prévient la barbarie, le sang, la ruine. L’idée de hiérarchie, qui froisse les bons équarrisseurs du genre humain, s’incarne, en Occident, à travers des institutions et des traditions millénaires, héritées des Foyers nourriciers, Athènes, Jérusalem, Rome. Le conservateur protège cet héritage, parfois contre lui-même, il le vivifie, le renouvelle, le féconde. Le conservatisme est la forme politique de la piété. Il découle de ce beau sentiment, la gratitude. Nul ne se crée seul; nul ne vit que pour soi.
L’histoire et la tradition, en leurs éléments vivants, sensés, épurées des sottises du passé (qu’il ne faut pas remplacer par celles du présent), édifient, orientent, dictent les formes politiques, sociales et institutionnelles d’un peuple. Le conservatisme accueille ce qui s’inscrit dans la Constitution essentielle de ce peuple, qui est sa respiration, et que chacun figure avec plus ou moins de force, de constance et de noblesse. La Cité a besoin de saints, de génies, de héros, mais aussi de pères et de mères de famille, d’agriculteurs, d’administrateurs, etc. La diversité, la complémentarité et la réciprocité, correctement entendues, fondent la vie politique et civique. Qui méprise le bien commun se méprise lui-même. Dans une société saine, cela se ressent immédiatement. Cette «vue synoptique» des choses, disait Platon, est véritablement philosophique, et véritablement politique aussi. La Cité est un organisme vaste et complexe, aux dimensions politique, religieuse, métaphysique, morale, économique, esthétique, et la grande politique conservatrice est celle qui les embrasse toutes, sans les confondre. L’âme contre-révolutionnaire a cet immense mérite de savoir que la terre ne sera jamais le ciel.
La Loi naturelle serait-elle l’ultime rempart des forces conservatrices? Affranchie des chaînes du temps – chartes, décrets, modes, caprices –, sa vérité éclate sous tous les cieux. Aucun régime politique ne se forme contre elle sans sceller sa propre condamnation. De l’intelligence que l’homme en a dépendent l’ordre, la paix, le bien commun. Le Décalogue en est l’incarnation essentielle. Il n’est pas nécessaire de croire que la Loi vient de Dieu pour en admettre le bien-fondé. Veut-on d’une société qui institutionnalise le meurtre, le mensonge, le vol, l’impiété? Serait-ce encore une société? La Révélation ne s’oppose pas à la nature; elle l’approfondit, l’élève, la transfigure. Concrètement, une alliance conservatrice saurait bâillonner ou freiner une législation favorable à l’euthanasie, qui contredit un des Commandements, «Tu ne tueras pas». La force politique de la Loi naturelle est de récapituler la vérité métaphysique et morale de l’homme, de la traduire dans une langue simple et puissante, d’énoncer les fondements légitimes du droit et des institutions, de défendre l’âme des religions bibliques (catholicisme, protestantisme, judaïsme) et l’esprit gréco-romain. La Loi naturelle est garante des libertés politiques. La bataille contre l’euthanasie, qui mobilise des médecins, des philosophes, des écrivains, des prêtres, des juristes, des familles, sera déterminante à plus d’un titre… Une civilisation s’érige sur une sensibilité commune, sur des thèmes aimés et vénérés, comme le savait Charles Ferdinand Ramuz. Or les conservateurs, et plus particulièrement les Canadiens français, aiment-ils et vénèrent-ils les mêmes réalités? Le ridicule projet de Charte des valeurs québécoises n’est qu’un simulacre de communion, digne d’un «monde cassé» (je reprends le titre d’une pièce de Gabriel Marcel). L’asile libéral, même déguisé en forteresse républicaine ou en pavillon humanitaire, n’incarne rien; et il ne résiste à rien. La résistance commence par l’incarnation.
L’Occident décline. La vieille Europe s’écroule. L’Amérique s’essouffle. Le Québec agonise. «Le soleil s’en va […] et voici venir le soir: / ne vous arrêtez point, mais hâtez le pas / durant que l’occident point encore ne s’assombrit». L’exhortation, destinée au Poète qui franchissait le purgatoire, vaut pour nous. Le ciel s’assombrit toujours. La terre ressemble à un cachot. Les visages disparaissent, les regards s’éteignent, les cœurs se dessèchent, les âmes se rompent. Mais il faut tenir. Malgré tout. Espérer, au-delà du mal, de la souffrance, de la laideur et de la mort. Un filet de lumière déchire l’horizon. Le beau, le vrai et le bien existent. Ces mélodies sublimes, fugitives, immortelles, dont la vie nous honore, coulent sur nos jours et illuminent nos heures.
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