Dossier cinéma. Voir, c’est revoir II

Mise en ligne de La rédaction, le 20 avril 2011.

par François Lebeau

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 31 / PRINTEMPS 2011 ]

Elles portaient de chimériques enseignes, Rio, Idéal, Eldorado, Eden. Citadines et bourgeoises, leurs écrans se voilaient de pourpre, le velours couvrait leurs fauteuils. Populaires et suburbaines, leurs toiles étaient nues et leurs sièges en bois. Le vent de l’histoire et de la spéculation les a emportées aux confins du ciel, le septième, celui de la cinéphilie.

Venez, salles obscures, venez, racontez-moi, dans la langue des trépassés, mes croisières adolescentes à bord de ces longs courriers et de leur cargaison d’images, les longs métrages. Pirates ou corsaires, joyeux flibustiers ou tristes marchands ? Qu’importe, il y avait le parfum enivrant du grand large, la fraîcheur printanière de la première traversée.

Observez-le, assis dans l’ombre d’une salle paroissiale aujourd’hui disparue avec son nom ailé, le Coucou, mon semblable, mon frère, ému jusqu’aux larmes devant le regard du vagabond, saisi en gros plan, à l’excipit des Lumières de la ville (Chaplin, City Lights, 1931).

Arrêt sur image. Comment se mesure la qualité d’un affect à l’aune de la mémoire, cette maison en proie aux dérèglements du temps, ou du cœur humain, ce vieux temple d’idoles ? Claude Mauriac n’avoua-t-il pas un jour s’être inventé, à partir d’une vision ancienne et incontrôlée, une séquence entière du film de Jean Renoir, Le Fleuve ? Oui, n’ai-je pas à mon tour, voyageur dévoyé, laissé ma sensibilité s’égarer en terre imaginaire ? Alors, je me redis ces mots du père Guillaume, s.j., grand nervalien devant l’Éternel, « Lire, c’est relire », repris par Nabokov, « Un bon lecteur, c’est un relecteur ». J’ai donc revisité Les Lumières de la ville en d’autres lieux, en d’autres séances, la dernière en date au rez-de-chaussée d’une maison amie du Vieux-Longueuil, Québec, Canada.

À l’ouverture du film, en lever de rideau – au propre comme au figuré –, le vagabond s’éveille, il ne connaîtra plus le sommeil, il sera actif, diligent, lucide. Voyez-le marcher, voyez-le courir à travers les séquences auxquelles son inimitable silhouette communique battement et chaleur. C’est le danseur étoile et burlesque d’un livret aux couleurs vives et contrastées du mélodrame. Il y a, souvenez-vous, la cécité physique de la jeune vendeuse de fleurs qui prend le vagabond pour un homme riche, il y a la cécité alcoolique du millionnaire qui, dégrisé, ne reconnaît plus son ami, le vagabond, qui lui a sauvé la vie.

(…)

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