Restaurations: Essais politiques et critiques XI. Les deux religions (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 18 mai 2014.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 44 / PRINTEMPS 2014 ]

La religion de l'humanité (Auguste Comte)

En février dernier, Jean-Guy Mercier et Georges Buscemi ont invité un vaillant urgentologue de Québec, le Dr Claude Morin, et le modeste homme de plume que je suis à parler de l’euthanasie et de la Charte des valeurs dans la belle église Saint-Louis-de-France à Trois-Rivières, sous l’œil attentif de la caméra du frère François. Dans mon exposé, il fut question de deux religions en lutte, la religion de l’humanité et la religion chrétienne. On dira que la lutte est inégale. Au cours de la récente élection, le christianisme fut en effet absent, si l’on excepte les insultes sommaires des Janette ou les propositions délirantes de la candidate péquiste Louise Mailloux. On peut s’en désoler. Mais on aurait tort de s’en étonner. La déchristianisation québécoise est plus avancée que partout ailleurs en Occident. Le coût en sera d’ailleurs élevé. Il l’est déjà. Toutefois, les plus obtus pressentent vaguement que le politique, sans une autorité spirituelle qui le limite et le modère, sort un jour ou l’autre de ses gonds. L’État laïciste s’impose fatalement en tant qu’Église toute-puissante (ou toute insinuante grâce à ses écoles et ses médias) sur les consciences impressionnables et instables des modernes. La défaite cinglante du Parti Québécois et l’enterrement consécutif de leur ridicule charte ont pu modifier un accent, une intonation, un rythme, l’essentiel du processus reste le même. Il manque aux pouvoirs temporels de notre jeune siècle ces bornes que seules dispenseraient des lois sourdes aux caprices des hommes.

Et pourtant, une cité abîmée par ceux qui croient que l’homme se suffit à lui-même et qu’il est capable de créer son propre paradis n’a-t-elle pas plus que jamais besoin des chrétiens? Seul l’absolu rend sobre, aimait à répéter Jean Brun, après Kierkegaard. Activistes, intellectuels, professeurs, spéculateurs veulent transformer le monde, or il importe de l’épargner. Dans cet âge sombre, «ne pas nuire» devrait être la règle d’or des chefs et des doctes. La sagesse politique préfère normalement laisser la voie libre aux régénérations tant naturelles que surnaturelles (et à leurs liaisons). Il ne s’agit en rien de choisir le moindre mal; il nous est demandé au contraire d’être attentifs au bien caché, à la fragilité des commencements, incertains, porteurs de mille possibilités encore indistinctes. La restauration familiale, locale, nationale, civilisationnelle passe par des vertus concrètes, vivantes, en partie transmises, celles en particulier ayant un prolongement et une signification politiques: la prudence, la justice ou le courage.

Aujourd’hui, tout est brouillé et délité. Nous avons perdu les «profondes ressources de l’instinct et de la tradition», comme dit Paul Claudel. Il faut se garder néanmoins d’un désespoir stérile envers les nôtres et considérer le Québec actuel avec compassion, avec cette pitié attentive qui se distingue du dédain ou du mépris par son lien actif avec l’amour. Au fond, cela sera révélé en son temps, la nation canadienne-française a surtout besoin d’exorcismes: «La seule puissance d’exorcisme authentique que notre pensée puisse reconnaître, c’est l’amour», écrit Gabriel Marcel qui évoque un «Bethléem de la réflexion et de la ferveur». Au loin, quasiment inaudible, la petite fée espérance annonce la résurrection.

Nous avons souvent rappelé, dans la revue Égards, les fines ligatures entre la liberté, l’autorité, la raison, la foi, la personne et la communauté, des accords et des cadences qui passent par la médiation d’institutions protectrices. Mais, dans la réalité qui se fait chair, c’est par les chrétiens, dans leur existence familiale, dans leur profession, dans leur incarnation sociale et politique, que ces correspondances et ces harmonies seront rétablies, s’il doit y avoir rétablissement. Le temps des effondrements est aussi celui des semences…

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On m’a demandé de parler de la déchristianisation du Québec et de voir si elle n’explique pas en partie la Charte des valeurs péquistes et la tentative de légaliser l’euthanasie. Mon intervention sera assez courte. Je veux explorer ce que cache cette notion de déchristianisation, et voir un peu comment les chrétiens, qui sont aussi des citoyens, peuvent réagir.

On peut tous s’entendre pour reconnaître que la déchristianisation est un phénomène qui dépasse le Québec. Il touche à des degrés divers, et selon des modalités propres à chaque nation, l’ensemble de l’Occident. Le Québec se distingue par la radicalité et la vitesse de son retournement contre la religion catholique. Mais nous n’avons rien inventé.

Faites l’expérience très simple de vous promener dans les nouveaux quartiers de nos villes québécoises. J’ai en tête la ville de Québec, mais la remarque s’applique aux nouveaux développements des villes du centre du Québec. L’on voit des rangées monotones de maisons, toutes plus ou moins pareilles, et nulle part un lieu de culte, rien qui puisse rappeler une certaine verticalité. Une image vaut mille mots: on est dans la cité de l’homme, mais de l’homme seul avec lui-même.

Peut-on freiner la déchristianisation?
La déchristianisation a des racines anciennes. Elle nous semble par moment fatidique, inévitable, inéluctable. On a l’impression – et peut-être que cette impression n’est pas sans vérité – que rien ne pourra l’arrêter. Un premier malentendu serait de confondre déchristianisation et laïcité. La laïcité, cela peut être toutes sortes de choses. Il n’y a pas qu’un seul modèle, comme tendent à le faire croire les idéologues et les technocrates. Ma thèse, au fond, est que la laïcité est devenue impossible, à cause d’une crise religieuse, spirituelle ou morale (appelons-la comme on voudra pour l’instant) à laquelle on tente de répondre par ce qui ressemble à une nouvelle religion (qui n’est pas si nouvelle que ça, comme nous le verrons), une religion conquérante. Et pas seulement au Québec… qui n’est qu’un laboratoire, parmi d’autres, de catastrophe générale, pour reprendre un titre de Maurice G. Dantec.

C’est pourquoi le sécularisme prôné par des théologiens naïfs hypnotisés par la modernité ne s’arrêtera pas à un certain niveau, qui ferait plaisir, disons, à des conservateurs ou à des libéraux de centre-droit. Il y a une logique dans le processus. Une pesanteur. Une direction. On a beau le freiner un moment, il reprend toujours de plus belle. Le mouvement ne s’arrête pas: il a des racines, il vient de loin, l’idéologie qui le nourrit possède des moyens puissants, et surtout elle règne dans les esprits.

Pour donner un exemple, on peut préférer la conception modérée d’un Lucien Bouchard à celle, plus radicale, d’une Françoise David. Mais en définitive leur conception a moins d’importance en elle-même que le processus en cours, qui dépasse tel ou tel individu. Et il est intéressant de constater que Françoise David, partisane de ce que j’ai appelé le «laïcisme ouvert», et qui est hostile à la Charte des valeurs péquistes, est d’accord avec Lise Payette ou Benoît Dutrizac, deux partisans de la Charte et du «laïcisme fermé», pour supprimer les privilèges fiscaux accordés aux religions. Imaginons l’hécatombe pour l’Église québécoise. Combien de lieux de culte supporteraient le choc financier? Il ne faut pas oublier que cette charte n’est qu’une étape. La propagande simpliste des Janette se résume en définitive, comme le dit bien Luc Gagnon, à Je hais toutes les religions. Un tel message ne diffère qu’en surface de celui de plusieurs opposants à la Charte, parmi lesquels Françoise David.

Une parenthèse sur l’islam. Je ne suis pas certain que la Charte n’ait pas l’effet contraire de celui escompté – comme il arrive souvent. Il y a quelques semaines, une jeune femme, Québécoise pure laine, a décidé de fêter son 23e anniversaire en consommant 23 relations sexuelles avec 23 hommes différents. Finalement le beau projet ne s’est pas réalisé parce qu’elle voulait être payée et choisir elle-même les prétendants, ce qui fut considéré immoral. Entre temps, plus de 500 fiers compétiteurs ont proposé leur candidature dans le but de célébrer dignement cet anniversaire. J’ai entendu une jeune immigrée musulmane réagir par une remarque amère: est-ce cela les valeurs québécoises? Il n’est pas certain que plusieurs Québécois de souche ne préfèrent un jour choisir les valeurs islamiques, qui sont ce qu’elles sont, à de prétendues valeurs québécoises, qui cachent mal un hédonisme de bas étage.

Que cette charte ne soit qu’une étape, je l’illustrerai par un autre exemple, en lui-même assez anodin, mais significatif de la plasticité de nos conceptions. Le 22 mai 2008, le premier ministre d’alors, Jean Charest, a présenté une motion appuyée par les chefs de l’opposition du temps, Mario Dumont et Pauline Marois, et votée à l’unanimité. Je retiens ce passage: «L’Assemblée nationale […] témoigne de son attachement à notre patrimoine religieux et historique représenté notamment par le crucifix de notre Salon bleu et nos armoiries ornant nos institutions.» Une motion solennelle, votée à l’unanimité, on pouvait soutenir sans crainte de se tromper que le crucifix était en sécurité à l’Assemblée nationale. Mais cinq ans plus tard, ce consensus s’est effrité, c’est le moins qu’on puisse dire. Le chroniqueur Alain Dubuc, dans La Presse du 29 janvier 2014, écrit: «Rien ne justifie le maintien du crucifix sur le mur de l’Assemblée nationale. […] On ne devrait pas davantage maintenir un objet qui incarne moins notre patrimoine religieux que les derniers sursauts de bondieuserie de la période sombre du duplessisme.» Un autre journaliste de La Presse a noté que «[Jacques Parizeau] verrait bien le célèbre objet être déplacé ailleurs au Parlement.» Incidemment, en 2014 au Québec, le crucifix est qualifié de «célèbre objet». Sera-t-il célèbre encore dans vingt ans?

Jérôme Lussier, de L’Actualité, prédit de son côté: «D’ici 20 ou 30 ans, il y a fort à parier qu’on pourra retirer le crucifix de l’Assemblée nationale sans crainte de naufrage électoral, et que l’instauration d’une authentique laïcité moderne et inclusive rencontrera moins de résistance de la part de l’arrière-garde conservatrice.»

Je ne chercherai pas à comprendre ce que M. Lussier entend par «l’instauration d’une authentique laïcité moderne et inclusive». On est là dans l’optimisme un peu niais des journalistes de L’Actualité ou de La Presse ou de Voir (ils se ressemblent tous). Mais ce qu’il nomme si candidement correspond à une réalité, que je veux essayer de cerner encore davantage.

Sens et portée de la déchristianisation
Essayons de mieux comprendre cette déchristianisation, sans vouloir épuiser le sujet, qui est très vaste. Reconnaissons au moins que le terme, même s’il renvoie à une négation du christianisme, évoque – qu’on y soit favorable ou non – un certain nombre d’affirmations ou, comme on dit aujourd’hui, de «valeurs». Nommons parmi ces valeurs, la démocratie, la liberté, l’égalité, et, pour employer une expression plus synthétique, ce que l’on pourrait appeler, depuis Auguste Comte, la religion de l’humanité, mais en faisant remonter la notion au-delà de Comte, au siècle des Lumières, et même plus loin. À la fin de son Essai sur les Révolutions, publié en 1797, un Chateaubriand encore incroyant se demandait «quelle religion remplacerait le christianisme»? Les contemporains de la Révolution française voyaient déjà poindre une nouvelle religion… et plusieurs s’attendaient à une mort imminente du christianisme. On devine, par les valeurs en cause, que cette religion de l’humanité s’oppose à la religion chrétienne tout en ayant avec elle une certaine analogie. Ni l’égalité, ni la liberté, ni même la démocratie ne sont étrangères au christianisme.

C’est peut-être en partie cette analogie qui explique que la religion de l’humanité et la religion chrétienne ne sauraient coexister entre elles. Car ces notions (égalité, liberté, etc.) subissent en passant d’une religion à l’autre de profondes transformations. Il y a une autre cause, que je n’ai pas encore distinctement nommée, à cette incompatibilité: la volonté d’universalité. Le christianisme s’adresse à tous les hommes, comme la religion de l’humanité. Tous les deux ont une vocation universelle. L’actualité la plus récente démontre, s’il en était besoin, qu’une compétition se déroule présentement entre deux pouvoirs spirituels contradictoires. Réagissant à un rapport publié mercredi le 5 février, par le comité des Nations unies sur les droits de l’enfant (CRC), le Vatican, qui a accepté de prendre en considération la demande de «renvoi immédiat» de tous les ecclésiastiques coupables ou soupçonnés d’actes pédophiles, a dénoncé par ailleurs les critiques du comité sur les positions du Saint-Siège contre l’avortement et la contraception, y voyant «une tentative d’ingérence dans l’enseignement de l’Église sur la dignité de la personne et l’exercice de la liberté religieuse».

L’universel humanitaire
Que ferait l’humanité une fois unie sous l’égide d’une quelconque ONU? Comment nous sentirons-nous après «l’instauration d’une authentique laïcité moderne et inclusive»? Devant ce bonheur laïc et inclusif, on a le goût de répéter les mots du héros des Mémoires écrits dans le sous-sol de Dostoïevski: «Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant.» Pourquoi? Parce que cette universalité est vide.

L’universel issu des Lumières est sombre. À tout le moins, il est décevant. Cette déception a déjà commencé à se manifester. Nous subissons les effets dissolvants et désocialisants d’un universel rationaliste et abstrait. C’est la fraternité des seuls, une fraternité sans amour. On l’a noté, il manque à cet universel uniquement notionnel une médiation vivante. Puisque l’homme n’est jamais qu’homme, aucun homme ne peut être le médiateur. Le refus de la médiation est au centre même du rationalisme. Marcel Gauchet, l’auteur du Désenchantement du monde, voit dans la Réforme le véritable christianisme. Non parce qu’elle est vraie en elle-même, mais parce qu’elle annonce la religion de l’humanité ou l’irréligion des modernes, ou disons (pour employer les termes de Marcel Gauchet), un ordre humain autonome. Il faut comprendre irréligiosité dans le sens fort. Le moderne est l’homme sans lien.

Cet homme sans lien souffre d’une extraordinaire fragilité psychique. Tout en lui et hors de lui est instable, hors de ses gonds, sans appui, sans solidité. Rien ne tient. Ni les familles, ni les institutions, ni les individus. Les meilleurs sont nerveux, inquiets. Les traits principaux de notre civilisation ne sont plus transmis en cette ère de communication. Encore une fois, ce n’est paradoxal qu’en apparence. Le rationalisme se croit capable de tout réinventer. Son esprit géométrique privilégie la ligne droite. Mais comme dit Renaud Camus, «la politesse, comme la civilisation, comme la syntaxe, comme la justice, comme l’État, c’est le détour«.

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Cet homme seul se cherche des bouées de sauvetage. Cette bouée, ce peut être l’État thérapeute, la drogue, la famille, les enfants, la religion… Je donne l’exemple de la famille et des enfants, en pensant au drame familial qui vient de se produire au sud de Québec [cinq morts, dont deux enfants assassinés par leur père]. On peut discerner dans cette folie meurtrière qui se répète trop souvent une structure morale. Ce père aimait probablement ses enfants. Je ne dis pas qu’il les aimait trop. On n’aime jamais trop. Mais notre amour n’est plus ordonné: il est obsession et possession. En l’absence d’un monde commun, l’enfant devient bouée. Il se métamorphose en une sorte d’idole, de planche de salut. De consolation. L’irréligion multiplie les idoles. Ce n’est pas un paradoxe, c’est une loi.

Une fois désocialisé, l’homme au sens générique (cela inclut la femme), seul, toujours seul, même avec des enfants, même avec un époux ou une épouse, même avec un pays, même avec un État tout-puissant à son service, n’est plus qu’un moi qui s’élargit ou se rétrécit, comme les épisodes d’euphorie et de découragement d’un maniaco-dépressif.

Retour sur la Charte: l’identité perdue
Je reviens à la Charte que je n’ai jamais vraiment quittée. Cette charte est électoraliste, on l’a dit, mais elle répond à un besoin psychique. «L’État québécois, écrit Christian Rioux dans Le Devoir du 31 janvier 2014, n’est pas qu’une vague administration provinciale, mais le représentant d’une idée qui nous dépasse tous et qui s’appellerait le peuple québécois.» On voit que le peuple est ici une idée et non une réalité vivante, indéniable, solide.

Il faut voir la Charte comme un effort de définition d’un être qui doute de son identité. La Charte des valeurs péquistes ne répond pas, comme l’affirme le gouvernement, «au pluralisme religieux dans un État moderne, soucieux de l’égalité de toutes et de tous afin de tisser ensemble, par-delà les différences religieuses, morales ou culturelles de toute personne, un lien civique fort», il réagit à l’absence de liens sociaux. «Le lien civique fort» que voudrait instaurer le gouvernement péquiste, est un ersatz de lien social. On ne parle donc d’identité que lorsqu’on l’a perdue. La véritable identité est silencieuse. Nous ne la définissons qu’en la caricaturant (et la caricature peut être de droite ou de gauche). Mais la caricature est d’autant plus nécessaire que l’identité est incertaine. La conscience de l’identité croît avec son effritement et c’est une conscience de plus en plus séparée de l’identité réelle qui s’évanouit dans l’abstraction. L’homme moderne ressemble à Elvis Gratton. Il ne sait plus tout à fait ce qu’il est. «Tantôt je pense et tantôt je suis», disait Paul Valéry. Mais notre cas – et celui d’Elvis Gratton – est plus grave. L’identité pensée, repensée, majorée, devient fatalement plus fictive que réelle; à demi-mythique, elle perd tout contour stable, s’élargit, s’amplifie, se gonfle, et finalement éclate et s’évapore comme une immense bulle d’air. À vouloir définir trop précisément l’identité québécoise, à en exagérer la portée et la force, on la démonétise et on la discrédite. Vécue, elle se satisfaisait de l’ombre, agissait inconsciemment, sans être déformée par cette obstination suspecte à spéculer sur elle-même. Tenter de la saisir, c’est la perdre – et la remplacer par un double de moins en moins ressemblant. Je la pense, cette identité, parce qu’elle me fuit. Et en définitive, je la pense parce qu’elle n’existe plus. Ce que Freud appelle le «narcissisme des petites différences» s’explique ainsi. La réalité est que les hommes se ressemblent de plus en plus. La théorie du genre s’impose d’elle-même: la distinction des sexes est «conventionnelle», des «illusions» imposées par des lobbys hétérosexuels et phallocentriques. Mais cette ressemblance et cette indistinction sont sources d’angoisse, et non de satisfaction, car elles prouvent que nous existons de moins en moins, pareils à des êtres génériques, désincarnés, sans contour spécifique, sans sexe, sans caractère.

L’identité définie par l’État est une fiction, une fabrication, une fantasmagorie. Une fois perdues les relations sociales élémentaires, il faut en inventer d’imaginaires par des chartes, des lois ou des règlements. La politique a alors pour fin de tisser des rapports artificiels destinés à créer une communauté virtuelle (qui n’est réelle que sur papier ou dans l’esprit des intellectuels et des technocrates). La politique se dilate jusqu’à devenir une caricature de transcendance.

Une collectivisation de la personne succède à sa désocialisation. Car l’homme seul attend tout de la politique, c’est-à-dire en fin de compte de l’État. On pourrait comparer l’État actuel à un substitut de transcendance auquel les hommes sont suspendus, attendant qu’il les comble, ou du moins les contente. Ce qui est évidemment impossible. Mais ce caractère religieux de l’État le rend intolérant pour tout ce qui n’est pas lui. Le christianisme est considéré par l’État moderne comme un concurrent. En cela, notre époque n’est pas sans rappeler les débuts du christianisme.

Et le christianisme?
«La force du christianisme, demandait un Ratzinger encore cardinal, qui allait faire de lui une religion universelle, tient à la synthèse entre raison, foi et vie […]. Une question s’impose ici d’autant plus: pourquoi aujourd’hui cette synthèse ne convainc-t-elle plus? Pourquoi, aujourd’hui, rationalisme et christianisme passent-ils au contraire pour contradictoires, voire pour exclusifs l’un de l’autre?» Voici la réponse que je propose: la synthèse présentée par la religion de l’humanité élimine deux termes, la foi et la vie, et remplace cette triade par une fusion de la raison et du moi. La raison des modernes a renoncé à la primauté d’un logos, d’un ordre transcendant. C’est une raison surajoutée au chaos primordial qu’elle modèle à sa guise. La raison est donc un produit dérivé. Ce qui est premier, c’est l’irrationnel. Mais cette raison purement «accidentelle» est au service de quoi, en l’absence de toute transcendance? De nos désirs, de ce que l’on veut, de nos projets, à la limite de nos caprices. Pourquoi cette raison purement humaine m’interdirait de me tuer? Pourquoi cette raison purement humaine, sans lien avec un logos qui la dépasse, m’empêcherait d’éliminer l’enfant à naître? La raison, qui n’est qu’un accident, a pour fin de combler nos désirs, qui eux sont innombrables. La science devient ainsi l’outil servile d’une subjectivité devenue folle.

* *

L’euthanasie, l’avortement, l’athéisme d’État ne correspondent pas seulement à ce que nous pensons, ils reflètent ce que nous sommes devenus. On ne pourra les contrer sans une conversion intérieure. Une voix encore puissante reste pour nous y inviter. L’Église catholique romaine contredit la religion de l’humanité nihiliste. Malheureusement, cette Église paraît elle-même de plus en plus faible. Et on a l’impression qu’elle n’est «plus de taille», comme on dit vulgairement.

Je rappelle une prophétie de Joseph Ratzinger. Elle remonte à plus de quarante ans. C’est une causerie faite à la radio bavaroise le jour de Noël 1969. Ratzinger n’était alors qu’un simple prêtre séculier, professeur à l’Université de Ratisbonne. Le célèbre théologien essaie de prédire ce que sera l’Église de demain:

«Ce sera une Église tournée vers l’intérieur, non une Église qui se bat pour un mandat politique mais qui évitera de flirter aussi bien avec la droite qu’avec la gauche. Sa tâche sera difficile, car le mécanisme de cristallisation et de décantation lui coûtera beaucoup de ses forces. Il la rendra pauvre, il fera d’elle l’Église des petits. Et le processus sera d’autant plus délicat qu’il lui faudra garder l’équilibre entre le sectarisme étroit et l’entêtement dans les grands mots. On peut prédire que cela lui demandera du temps. Ce sera un chemin long et difficile comme celui du faux progressisme à l’avant-veille de la Révolution quand il était bien porté chez un évêque de railler les dogmes et même de laisser entendre que l’existence de Dieu n’avait rien de précisément certain.

Mais quand elle aura subi l’épreuve de toutes ces tensions, c’est une grande force qui coulera dans cette Église, riche de son dépouillement et de sa vie intérieure; car les hommes d’un monde intégralement planifié seront indiciblement seuls. Et, quand Dieu les aura quittés, ils mesureront toute leur pauvreté. Alors, ils découvriront la petite communauté des hommes de foi comme quelque chose d’entièrement neuf. Comme une espérance qui les concerne, comme une réponse, qu’au secret de leur cœur ils ont toujours attendue. «

Et celui qui était alors le Professeur Ratzinger conclut ainsi:

«Jamais [l’Église] ne pourra reconquérir la puissance sociale prépondérante dont elle jouissait tout récemment encore. Mais elle refleurira et les hommes verront en elle une patrie, source de vie et d’espoir au-delà de la mort. «

Il ne faut pas s’attendre à de grandes victoires sur la place publique; la véritable victoire, c’est le germe vivant, ici ou là, qui survit à la tristesse, à l’apostasie, au délitement, et qui grandit malgré les obstacles. Lorsque la religion de l’humanité se croira victorieuse, elle s’écroulera misérablement. Tout simplement parce qu’elle n’a à offrir que le désespoir. À ce moment-là, on se tournera nécessairement vers ceux qui ont résisté, qui ont gardé la foi et l’espérance, qui sont restés fidèles aussi à la raison si malmenée par les rationalistes; ceux-là, les gardiens de la confiance et de l’amour, aussi peu nombreux soient-ils, seront interrogés, consultés, écoutés, imités. Je pense que la structure propre à notre temps pourrait s’exprimer ainsi: C’est quand tout semblera perdu que tout sera sauvé.

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