Dossier cinéma. Présentation (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 20 avril 2011.

Par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 31 / PRINTEMPS 2011 ]

Le cinéma est le martyr des arts. Aucun n’est si malmené, si supplicié, si défiguré par le narcissisme contemporain. La littérature, la musique, la peinture écopent singulièrement, mais le cinéma flatte davantage la bête démiurgique qui sommeille en l’homme. L’image animée, considérée du fond du placard de l’ego, alimente cette vieille folie dont la race humaine ne se guérira jamais : le désir de recréer le monde à sa ressemblance. L’origine du fétichisme cinématographique est là. Car le réel créé, notre époque ne le refuse pas. Elle le déteste. Cette forme achevée du nihilisme, vampirique et frénétique, dévore littéralement le cinéma, sa proie élective (même le web, ce lieu de tous les affaissements, doit une grande part de son succès à l’art cinématographique, qu’il pille et caricature misérablement) ; Narcisse se repaît en permanence de son reflet magnifié sur le grand écran, signe que le néant progresse, que les âmes, l’art, la cité agonisent. La contamination est générale. Quel quidam ne s’intitule pas cinéphile – quand ce n’est pas cinéaste – de nos jours ? En société, une fois qu’on a expédié les sujets de convenance (santé, travail, cuisine, informatique), on en vient invariablement au cinéma. Les opinions sur le film de l’heure défilent, ineptes, sentimentales, puériles, et le verdict ne tarde pas à tomber : « C’est un bon film ». On s’est diverti de sa vie un instant, et on est ivre de cette conquête. Dans les milieux intellectuels, l’opinion prend des airs de discours, scolaire, enflé, précieux, et le tout, diablement soporifique, ne dépasse guère le niveau des pages culturelles d’une gazette ordinaire. Une égale absence de goût, de jugement, de pénétration, une même horreur de la contemplation caractérisent le cinéphile amateur et le cinéphile assermenté. L’un s’en remet à l’humeur (le moi nu), l’autre à la brillantine libérale (le moi fardé). Notre bel aujourd’hui, si habile à corrompre et à avilir toute chose, a dénaturé le cinéma. Amputé de sa dimension métaphysique, spirituelle, et même purement esthétique, le film est devenu l’emblème de la désincarnation universelle. Qu’avons-nous à foutre de ces authentiques nullités générées par ordinateur, de ces navets larmoyants farcis de poncifs humanitaires, du « cinéma d’auteur » et de ses creuses observations clinico-anthropologiques, ou encore de ces pastiches frelatés empestant le cynisme et la complaisance (on ricane tant que son intérêt n’est pas en jeu) ? Tout cela est d’une laideur prodigieuse.

À travers les ruines, des œuvres puissantes, vraies, incarnées, parlent de ce qu’il y a de plus beau et de plus dur, de ce qui nous comble et de ce qui nous écrase, de ces réalités essentielles dont nous pouvons apercevoir, à certaines heures, les réminiscences fugitives. Ces images de volupté et de carnage, d’héroïsme et de désespoir, de noblesse et de vilenie, s’impriment en nous et nous hantent. Qu’il s’agisse de Martin Sheen qui s’engouffre dans un sanctuaire obscur et dévasté pour assassiner Marlon Brando et se libérer de ses démons (Apocalypse Now), de Katharine Hepburn qui invoque le ciel, abattue, ignorant que le littoral se trouve à quelques mètres (The African Queen), de Christine Fabréga et Lino Ventura échangeant un regard d’une tendresse et d’une tristesse absolues, anticipant jusque dans leur chair la tragédie finale (Le Deuxième Souffle), ou de Harvey Keitel, effondré dans une église, qui hurle et qui pleure, terrassé par la Miséricorde (Bad Lieutenant), le cinéma possède le pouvoir de nous précipiter dans les abîmes de l’existence, du mystère et de la contemplation. Nous désirons tous retrouver le paradis perdu. Un grand film évoque l’âme en exil, partie à la conquête de sa véritable patrie. Cette chevauchée magnifique et terrible, où se croisent l’amour, la mort, le mal, la rédemption, ne s’explique pas. Elle se raconte. Telle est la rude et sublime tâche du cinéma.

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