Le Sacre de la Mort (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 16 août 2014.

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 44 / ÉTÉ 2014 ]

Hamlet joué par Laurence Olivier

«Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.»
Charles Baudelaire

On crève si aveuglément en ce siècle, si béatement, comme par instinct, que je me demande parfois si je suis en vie. Peut-être suis-je mort, comme tant d’autres, sans m’en apercevoir? La mort imite si bien la vie. Mais si je suis vivant, et si je suis un homme qui pense, saurais-je montrer ce qui subsiste de la vie, à supposer qu’il en subsiste quelque chose ? Les soubresauts de fièvre, de détresse, de fureur, d’agonie qui défigurent ce que l’on nomme par hyperbole la «société », me semblent appartenir davantage à la mort qu’à la vie. Baudelaire prophétisa jadis «la ruine universelle, ou le progrès universel» – des synonymes dans son esprit – par «l’avilissement des cœurs». Le cœur! Nul ne sait plus ce qu’il est. À force de ne plus servir, sinon qu’à sécréter du dégoût, il s’est encore desséché, atrophié à un point qui ferait frémir le poète. L’affaiblissement généralisé de l’homme, son prodigieux affadissement – que les psychologues appellent «dépression» – n’a pas d’autre origine. «Au fond, ce que nous sommes découle de ce que nous aimons », écrivait magnifiquement André Désilets. Si nous n’aimons rien, nous ne sommes rien. Le cœur – un muscle – est le siège et le symbole, entre mille choses, de la force, qui est fille de l’amour. «Pour défendre quelque chose, avouait Gustave Thibon, il faut l’aimer». L’homme dont le cœur demeure sans usage, ou hors d’usage, ne supporte plus la vie. Tout l’accable, l’écrase, le tue. Dire une prière, cultiver une amitié, éduquer un enfant, tenir parole, tout lui est fardeau, peine, impossibilité. Il hausse les épaules, le front plissé, l’œil vide, perpétuellement exaspéré ou, selon ses mots, « dépassé ». Il y a tant de gens dépassés; on se croirait chez les Lilliputiens.

L’histoire de ce temps est celle d’une capitulation. L’homme renonce à tout, sauf à ses obsessions : mener une vie aussi morte que possible; crever sans condition. En finir, là, maintenant, de son vivant, spirituellement, métaphysiquement, affectivement, afin que le passage de la vie à la mort biologique se fasse sans heurt, comme si de rien n’était. Et la morale, la politique, les institutions, les lois scellent cette néantisation désirée, préméditée. « On meurt de mieux en mieux », se répètent les âmes lasses, émues et rassurées. La mort a un bel avenir.

L’euthanasie, qui n’est après tout qu’une froide et sinistre hétaïre, un fantasme d’humaniste châtré, vient d’être sacrée Rédemptrice de la Tribu Adamique. Elle entre dans le Temple de la Loi vêtue d’un cache-sexe loué chez un tailleur démocrate, chaudement recommandée par la technocratie médicale, applaudie par les pantins de la presse, soutenue par quatre-vingt-quatorze crétins assermentés. Une inscription orne la pièce de linge: «Mourir dans la dignité». Cette réclame doucereuse tranquillise le bon bétail compatissant, lui présente la mort sous un jour aimable, afin qu’il exige de lui-même, au plus vite, qu’on le soulage. Arracher à la mort son caractère brutal et définitif, réduire sa béance et son mystère à néant; telle est la volonté de ces commis fanatisés ou imbéciles qui s’improvisent démiurges. Mais on n’humilie pas la mort sans humilier la vie. La beauté se voile, le mouvement se brise, le chant s’éteint, la lumière se retire. Et les choses, marquées du sceau de la désolation infinie, goûtent la cendre. La mort n’est pas la destination; elle est le portail. Les nihilistes, qui ne croient qu’en leur moi (une platitude et une malédiction), s’imaginent à l’abri du Jugement. La pluie de cadavres qui fera se tordre le globe d’épouvante révélera la folie de leur présomption. L’éternité juge le temps.

En quoi consiste ce progrès ? À travestir l’euthanasie – une forme d’assassinat – en acte médical. Un mensonge donc, très grossier, qui oblige le médecin à éventrer proprement un moribond qui le souhaite, vu que c’est son droit. Un gouvernement qui asservit la médecine et la vie à des fins économiques, pour se sauver de la banqueroute, cela donne la nausée. Les coteries importent peu. Seuls ceux qui ont honoré leur devoir d’homme et de politique méritent le respect. Les autres? Des esclaves. Qu’ils traînent leurs fers. Et à leur suite les morticoles véreux qui factureront leur piqûre fatale. Nous saurons combien vaut une vie humaine. Les ingénieurs de l’holocauste à venir feront le nécessaire pour soigner l’humanité, ou accélérer son trépas, ce qui, à leurs yeux, revient au même. L’adoption de la loi 52 n’est qu’une étape, ou si l’on préfère, qu’une offrande, annonciatrice de l’immolation universelle. L’euthanasie sera d’abord gratuite, puis obligatoire. Une nouvelle spécialité médicale apparaîtra: l’euthanologie. On formera des mercenaires aux paumes immaculées, les euthanologues et leurs auxiliaires, dans les facultés universitaires, que financeront de complaisantes intendances ministérielles. Les décideurs jubileront et féliciteront leurs cyniques suce-pieds, les actuaires : la santé (entendre la mort) sera rentable. Jusqu’à ce que le nombre de liquidés excède le nombre de contribuables.

Le string de Miss Euthanasie cache quelque chose de plus horrible encore: l’inversion méthodique, raisonnée, absolue de la morale. L’institutionnalisation de l’«aide médicale à mourir» montre que les consciences obéissent à des pulsions morbides, qu’elles confondent avec des états extatiques libérateurs. Le mal est devenu leur bien, le bien de tous, justifié et vénéré (le délire subjectiviste finit toujours par se prétendre «objectif»). Or celui qui ne distingue plus les choses, qui ne les reconnaît plus, les condamne à s’entre-dévorer. L’informe est l’ennemi de l’être. Ainsi règne le chaos: le droit viole la Loi; le pouvoir sape l’autorité; l’éthique lutte contre la sagesse; les institutions récompensent le crime et punissent la vertu; «l’homme s’effémine et la femme s’hommasse» (Barbey d’Aurevilly); le père joue à l’enfant et l’enfant à l’adulte, etc. Tout cela se codifie dans une sorte de Décalogue Humaniste qui exalte autant les doctes que les ignorants. Le cinquième commandement est simple: Tu tueras. Le meurtre, proscrit depuis l’origine du monde, est légitimé. On le rebaptisera bien sûr, au moyen d’épithètes fleuries: témoignage d’amour, geste de compassion, gage de liberté. Et le Reniement sera achevé. Leonard Cohen avait discerné l’ombre de la bête:

I’ve seen the future, baby:
it is murder

L’abstraction est la condition métaphysique de l’assassinat. Il y a une corrélation directe entre la virtualisation frénétique du monde et la sanctification du meurtre (il faudrait aussi considérer la quasi-disparition de la peine capitale et le mépris de l’idée de guerre juste). Les hommes se sentent désorbités, isolés, impuissants, et le meurtre, dans ses formes savantes (l’euthanasie et l’avortement) ou sublimées (le culte du tueur en série et les jeux de massacre), leur donne l’illusion de la toute-puissance. Simone Weil confiait à Georges Bernanos, à propos des atrocités de la guerre civile espagnole:

«J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. […] Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part.»

L’ivresse euthanasique brûle les cervelles. Il n’y aura bientôt plus de «catégories» d’êtres humains. Tout le monde sera éligible à la mort assistée. Tout le monde sera contraint de participer à l’œuvre purificatrice. Tous bourreaux et victimes. Les éthiciens sermonneront. Les délateurs se multiplieront. Les fossoyeurs s’engraisseront. Les enquêteurs aux homicides se retrouveront au chômage. La vie ressemblera à la mort à s’y méprendre. Et s’il reste des vivants quelque part, qui saura les reconnaître? Le couvercle se referme. Le ciel se colore de sang. Quelques âmes de guerriers, de poètes, de guérisseurs, de pauvres, de saints résistent. Et le monde tient encore debout. L’homme qui espère est une colonne de feu contre laquelle rien ne peut prévaloir. Que son corps faiblisse, que son esprit vacille, que son cœur s’afflige, il se récite les paroles de saint Paul: «J’ai combattu jusqu’au bout, j’ai gardé la foi». Tenir et bénir. Par gratitude. C’est cela, être un vivant.

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