Considérations sur la peine capitale (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 4 décembre 2014.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 45 / AUTOMNE-HIVER 2014 ]

Exécution de Gilles de Rais

On devine, je pense, que je suis plutôt favorable à la peine de mort. Si je n’ai guère évoqué ce thème dans Égards au cours des onze dernières années (sauf par quelques remarques incidentes et pour rapporter les puissants axiomes de deux penseurs, Joseph de Maistre et Donoso Cortès, qui ont défendu la peine capitale avec éloquence), il y a à cela (au moins) une raison contingente. On peut soutenir avec quelque vraisemblance qu’elle sera rétablie dans les années à venir, sans même qu’il soit nécessaire de s’agiter pour elle. Parions que cela se passera en douceur, sous des prétextes d’abord économiques qui utiliseront, s’il en est besoin, une rhétorique conservatrice, mais qui s’inscriront en profondeur dans une culture de mort ubiquitaire et hypnotisante dont nous relevons tous, quelles que soient nos doctrines ou nos idéologies. La peine capitale restaurée (sous un autre nom?) prolongerait simplement la logique euthanasique de la modernité finissante. Pourquoi ne pas donner le «droit de mourir dans la dignité» aux criminels déprimés après y avoir consenti pour les vieillards impatients de ne plus importuner leurs enfants et pour les jeunes femmes anorexiques fatiguées de vivre? Nous allégerions ainsi les coûts du système carcéral sans choquer l’opinion. Une peine de mort par compassion pour ainsi dire. Cela s’avèrera-t-il insuffisant (pour des motifs apparemment rationnels, mais essentiellement inconscients)? N’en viendrions-nous pas insensiblement, pour répondre à cette pulsion de mort civilisationnelle qui agit à la source même de la modernité, à l’élimination progressive des criminels endurcis? Qui s’en plaindrait devant une dette publique ne cessant de croître? Les avantages économiques de la peine capitale ont beau être négligeables sinon inexistants, les perceptions en ces matières importent plus que la réalité. Ainsi la peine de mort redeviendrait-elle, en catimini, et sans que les «conservateurs sociaux» y soient pour quelque chose, une «valeur québécoise» et canadienne.

Peine de mort et ordre social
Nos positions sur la peine capitale et sur les crimes justifiant son application, doivent tenir compte des circonstances et des transformations sociales, morales, mentales. Souvenons-nous du long débat qui eut lieu à la Chambre des communes en 1976, sous le gouvernement dirigé par un astucieux réformateur dénommé Pierre Elliott Trudeau, avec pour résultat un vote serré de 130 abolitionnistes contre 124*. À l’époque, les députés hostiles à la mesure essayèrent de conserver la peine capitale pour les meurtres des policiers et des gardiens de prison et pour les crimes de haute trahison. Cette voie modérée (peut-être trop) avait l’avantage de ne pas instituer une rupture radicale avec les pratiques du passé. Et puis, l’adoucissement des mœurs – et celui de la justice qui s’en suit – n’est pas un mal lorsque compensé par un réalisme moral et politique. La peine de mort est réservée – quand elle n’est pas un simple instrument entre les mains d’un despote ou un divertissement pour foules «revanchardes» – aux fautes qui nuisent gravement aux prochains et à la société. Mais aussi marginale soit-elle (et elle doit le rester), son abolition complète au Canada (et presque partout ailleurs en Occident) ne pouvait qu’avoir un effet pervers sur nos institutions. La considération du bien commun interdit normalement à l’État un pardon ou une indulgence qu’on pourrait louer (et d’ailleurs pas toujours) chez les individus. Lorsqu’on ne punit pas rigoureusement les criminels, c’est la discipline et la force morale de personnes innocentes qui en sont ébranlées, fissurées, fragilisées. Sans que la permissivité et la mollesse en matière judiciaire ne résultent nécessairement en une augmentation du taux de criminalité (ce taux dépend de divers facteurs), les actes criminels impunis, combinés avec le laisser-aller, l’irréalisme et une sorte de romantisme des élites politiques et sociales (parents inclus, l’élite sociale séminale), affaiblissent le sens de l’autorité et ces vertus moyennes que méprisent également le moralisateur éthéré et le faussaire intéressé à tous les relâchements. Sans même qu’on s’en aperçoive, petit à petit, le respect de la loi diminue et la corruption augmente, une corruption qui n’est pas toujours visible à l’œil nu, du moins pour les observateurs superficiels. Intactes en apparence, les personnes, les familles, les communautés sont rongées de l’intérieur par un lent et occulte processus de décomposition.

Que l’abolition de la peine de mort ait été une des causes de l’affaissement de notre civilisation occidentale, qu’elle ait contribué à la dissolution progressive des autres institutions, de moins en moins respectées et comprises, apparaîtra comme un paradoxe. Qui sait encore, à notre époque aveuglée par l’individualisme et ses avatars, à quel point les institutions sont liées entre elles par une sorte de solidarité invisible, de nature morale, qui peut s’effriter jusqu’à disparaître si l’on n’y prend garde?

Deux abolitionnistes
C’est une règle de toutes les décadences: «La tendresse est le premier déguisement du meurtrier», écrivait Walker Percy. On n’a qu’à écouter la doucereuse Véronique Hivon défendre l’euthanasie pour le comprendre. Le meurtre par compassion! L’idée n’est pas nouvelle. La férocité s’annonce par des mots doux. La cruauté succède naturellement à la mollesse. Elle en est le revers, et presque le prolongement. Le libéralisme moral finit en boucherie, parce qu’il nourrit l’insensibilité envers l’autre et un refus de plus en plus radical du don et du sacrifice. Lorsque certains croient par leur rigidité réagir à ce dépérissement, ils n’en sont en réalité que les complices, les continuateurs et les accélérateurs sous d’autres habits.

Les chemins qu’a suivis ce retour à la barbarie – et ce n’est qu’un début – apparaissent tellement tortueux et déconcertants que plusieurs préfèrent encore rester fidèles à la vision univoque du progrès propre aux Lumières, aussi intenable soit-elle. Ils ne font ainsi que coopérer à ce qu’ils croient combattre. Entre l’idéologie du progrès et la barbarie, une paradoxale complicité s’est établie. Le rationalisme a entraîné, depuis trois siècles au moins, une désincarnation continue («progressive», pourrait-on ironiser), qui coïncide par contrecoup avec une animalisation parallèle (une culture rock puérile en témoigne largement). La conception de la vertu de justice, telle qu’un Kant l’a incarnée et transmise – ce Kant dont l’influence politique et «pédagogique» est probablement supérieure à celle de tout autre philosophe européen –, a pénétré les esprits et les sensibilités de la plupart d’entre nous – «chrétiens» inclus –, très souvent de façon inconsciente. L’exemple de deux abolitionnistes justement célèbres, Arthur Koestler et Albert Camus, suffira à le démontrer:

«Au fond de chaque homme civilisé, écrit Arthur Koestler dans ses Réflexions sur la potence, se tapit un petit homme de l’âge de pierre, prêt au vol et au viol, et qui réclame à grands cris un œil pour un œil. Mais il vaudrait mieux que ce ne fût pas ce petit personnage habillé de peaux de bêtes qui inspirât la loi de notre pays.»

Il est peu probable que «ce petit homme» «prêt au vol et au viol», «réclame à grands cris un œil pour un œil». Au contraire, il aura tendance à ne pas mettre de limite à sa vengeance. Œil pour œil est une mesure: le principe comporte un sens de l’équité sommaire, naïf, approprié à des sociétés plus rustres, mais réel et par là susceptible de développement. Cela contredit le portait de «ce petit homme» étranger à toute justice imaginé par le «civilisé» Koestler.

Dans cette courte phrase du célèbre romancier, toute une conception du monde se profile. Instinct et civilisation sont ici considérés antinomiques. Dans la tradition occidentale, la vertu est à l’inverse ce qui parfait un instinct nettement défini. C’est pourquoi saint Thomas n’hésite pas à parler de la vertu de vengeance. L’instinct de vengeance du «petit personnage habillé de peaux de bêtes» appelé homme n’est pas une vertu en lui-même, mais il le devient lorsque réglé et ordonné, c’est-à-dire ennobli, imprégné de raison et d’équité. Le père de famille, l’habitant d’un bourg ou le citoyen d’un pays vengera sa famille, son village ou sa patrie de celui ou ceux qui l’ont blessés ou agressés, sans succomber à ce que Clausewitz nomme la montée aux extrêmes. Pour la modernité rationaliste et kantienne, les vertus n’ont rien à voir avec les instincts: au contraire, elles les contredisent radicalement, doivent les ignorer, s’en séparer, les abolir. Nos penchants sont forcément mauvais, étrangers à la raison, incompatibles avec la justice.

Quant à Camus, je ne citerai qu’un passage significatif de ses Réflexions sur la guillotine:

«Le talion est de l’ordre de la nature et de l’instinct, il n’est pas de l’ordre de la loi. La loi par définition ne peut obéir aux mêmes règles que la nature. Si le meurtre est dans la nature de l’homme, la loi n’est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle est faite pour la corriger. Or le talion se borne à ratifier et à donner force de loi à un pur mouvement de nature. Nous avons tous connu ce mouvement, souvent pour notre honte, et nous connaissons sa puissance: il nous vient des forêts primitives.

Soulignons d’emblée que l’argumentation de Koestler et de Camus se rejoignent parfaitement. Nous sommes dans le même désert où règne l’homme seul, règle du bien et du vrai, et sa raison, fabricatrice des diverses fins propre à contenter le bipède sans plume afin que sa volonté soit faite. Camus oppose l’ordre de la nature et de l’instinct à celui de la loi. La part primitive de l’homme empêche l’établissement de la «civilisation». Au fond, pour Camus, comme pour Koestler – mais cela s’appliquerait aussi à un Sartre et à mille autres –, la loi est contre-nature.

Selon Aristote et Thomas, on l’a vu, les vertus ne font que parfaire des penchants innés en leur apportant la stabilité et la mesure. Ce que les scolastiques nomment le concupiscible et l’irascible sont aussi nécessaires à la vertu que la «raison»: sans concupiscible, point de tempérance (nos désirs doivent être réglés et non abolis); sans l’irascible, pas de vertu de force (et toutes les vertus attenantes parmi lesquelles la vertu de vengeance); et sans la vertu de force, pas de justice. Par la tempérance, le courage s’affermit; par le courage, nous réussissons à rester justes, même si cela exige de nous sacrifices et combats. Tout concoure; tout se compose chez l’homme de bien. On dira que ce sont là des «thèses» sans véritables conséquences pratiques. On aura tort. Au contraire de ce que croyaient Koestler et Camus, le retour à la brousse passe par cet ultramoralisme kantien, relayé d’ailleurs par de larges pans de l’intelligentsia chrétienne et catholique; rien de plus dégradant que le faux sublime de professeur. L’abolition du châtiment au profit d’une rééducation rationaliste a ouvert la voie à une nouvelle barbarie, à un antihumanisme narcissique, hédoniste, anarchique et relativiste, résultant en une régression simultanée de l’instinct et de la raison qui est loin d’être consommée…

* *

Pourrait-il y avoir, au Québec et au Canada, un débat sur la peine de mort au cours duquel ses partisans ressortiraient en définitive comme les véritables défenseurs de la dignité humaine? La manie de «soigner» au lieu de punir ne dénote-t-elle pas un profond mépris envers la personne humaine (que l’on croit ainsi protéger, mais qu’en fait l’on débilite)? Cette surprotection n’a-t-elle pas un effet démoralisateur; n’entraîne-t-elle pas une médiocrité générale, perceptible dans le bizarre effacement des caractères, le narcissisme revendicateur, la pusillanimité tragi-comique et le consternant conformisme de nos contemporains? Le monde actuel tend à traiter les criminels – et pas seulement eux! – comme d’éternels mineurs, indignes d’être pris au sérieux et châtiés. Ne pourrait-on pas soutenir que l’on inflige des peines correspondant à la gravité des crimes parce que l’on considère que l’homme est non seulement libre, mais responsable de ses actes? Sans doute, mais ne nous illusionnons pas trop! Un rétablissement de la peine de mort qui prétendrait se fonder sur une conception à la fois virile et compatissante de la dignité humaine est plus qu’improbable dans l’état actuel des choses.

«Notre culture du narcissisme est aussi celle de la rage, de l’impatience», notait le psychanalyste Jacques Arènes. S’il est souhaitable de revenir à une plus grande sévérité et à plus de rigueur en matière pénale (le gouvernement Harper a déjà fait des efforts louables en ce sens), il ne s’agit pas d’essayer de contenter (entreprise chimérique) le ressentiment des masses ou les lubies des groupes de pression. Une justice ferme et équitable – dans la mesure du possible – aurait, nul doute, un effet bienfaisant sur l’ensemble de la société civile. Mais une telle justice doit autant s’opposer aux diktats contradictoires des foules qu’aux idéologies infantilisantes des élites. Le rétablissement de la peine de mort découlera naturellement d’un effort de restauration de l’autorité et de la responsabilité, un effort proprement héroïque qui dépasse de beaucoup les possibilités de la politique politicienne. Il faudra là comme ailleurs une réforme intellectuelle et morale, une contre-révolution culturelle.

* Pour les crimes de droit commun seulement. Ce n’est qu’en 1998 que l’abolition de la peine de mort fut complète. Jusqu’alors les cours martiales pouvaient encore théoriquement appliquer la peine capitale.

Écrire un commentaire

You must be logged in to post a comment.