La banalisation de la liberté (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 5 mars 2015.
par Robert Reilly
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 46 / FÉVRIER-AVRIL HIVER 2015 ]
On trouvera un abrégé de la version anglaise initiale de ce texte sur le site Web de Library of Law and Liberty (http://www.libertylawsite.org/author/robert-reilly/), qui nous a gracieusement autorisés à publier cette traduction française. Robert Reilly, auteur notamment de The Closing of the Muslim Mind: How Intellectual Suicide Created the Modern Islamist Crisis? (ISI Books, 2010), a été adjoint spécial du président Ronald Reagan et agent de liaison entre son cabinet et l’Église catholique.
Je tiens à dire que j’aime la France. C’est un pays où j’ai souvent séjourné, dont je me suis acharné à apprendre la langue. J’ai été affligé de la voir aux prises avec les attentats meurtriers commis par des terroristes musulmans, en janvier 2015. Et pourtant je ne peux pas m’empêcher non plus de rougir pour elle. Les mots «Je suis Charlie» affichés sur l’Arc de Triomphe, proclamés par des foules immenses et reproduits un peu partout m’obligent à riposter : «Je ne suis pas Charlie». J’aurais été heureux de dire «Je suis Juif» pour exprimer ma solidarité avec les Juifs français lâchement abattus dans un marché d’alimentation. Mais jamais je ne pourrai me réclamer de «Charlie».
Le slogan illustre la vacuité de l’âme de la France, de l’Europe et de l’Occident, une vacuité qui nous rend particulièrement vulnérables en face de ceux qui utilisent leur version de l’islam pour justifier notre destruction. De quoi sommes-nous solidaires lorsque nous disons «Je suis Charlie»? Sans doute est-ce de ceux qui prisent la liberté d’expression, puisque c’est précisément cela qui a galvanisé les foules. Toutefois, être en faveur de la liberté d’expression, c’est un peu comme être en faveur d’une courroie de transmission. Il est bon que des choses soient transmises, mais encore faut-il s’interroger sur la nature de ce qui est transmis. À défaut d’une telle interrogation, ce qui est dit ou écrit ne saurait susciter qu’une totale indifférence. La liberté d’expression devient alors elle-même une banalité. Mais la liberté d’expression ne doit pas être banale parce qu’elle repose sur la liberté de conscience, qui est elle-même liée au caractère sacré de chaque personne. Les êtres humains sont sacro-saints parce qu’ils sont faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, et pour nulle autre raison. Mépriser le fondement même de la liberté ne va pas sans risque.
Comme nous le savons tous, Charlie Hebdo est un magazine satirique aussi prétentieux qu’ignorant, dont dix employés ont été assassinés par des terroristes musulmans. Charlie est connu et louangé pour ses blasphèmes pornographiques. J’ai regardé certaines de ses caricatures. Celles dirigées contre la foi chrétienne comptent parmi les plus infâmes et les plus haineuses que l’on puisse voir. Je n’ai aucune peine à imaginer les sentiments que doivent inspirer aux musulmans les caricatures de même acabit dirigées contre leur foi.
Est-ce donc là le prix qu’il faut payer pour vivre dans une société libre, comme le prétend Peggy Noonan dans le Wall Street Journal, où elle affirme: «nous réglons ces problèmes pacifiquement en Occident […]. Nous savons jusqu’à un certain point que c’est ainsi qu’une civilisation maintient sa cohésion». Je réponds: non, la civilisation maintient son unité et son intégrité en respectant ce qui est sacré pour elle. C’est d’ailleurs ce qui explique que la nôtre est en train de s’effondrer. Faire d’un magazine blasphématoire comme Charlie Hebdo le symbole de notre liberté donne la mesure de notre déchéance: un gouffre nous sépare dorénavant d’une vision sacrale de l’être humain, qui servait de fondement à nos libertés.
Le blasphème n’est pas la rançon d’une société libre. Jusqu’au milieu du XXe siècle, de nombreuses lois anti-blasphématoires étaient en vigueur aux États-Unis, qui n’étaient pas alors moins libres qu’ils ne le sont maintenant.
Le blasphème sape les fondements d’une société libre, voire de toute société. C’est dans la mesure où nous défendons le sacré que nous restons dignes d’être défendus. En choisissant le blasphème, nous sommes devenus indéfendables. N’est-ce pas la raison pour laquelle nos défenses sont si faibles contre la foi d’un islam militant?
Le fond du problème, ce n’est pas les islamistes, c’est nous. Le fond du problème, c’est que nous sommes tous Charlie. Si notre culture était encore saine, le problème de l’islam n’aurait jamais acquis une telle ampleur chez nous. Nous devons redécouvrir qui nous sommes en nous appuyant sur notre foi judéo-chrétienne. Et c’est notre foi qui, en dernière analyse, protège l’intégrité de la raison. C’est la désintégration de notre foi qui est à l’origine de la crise de confiance de l’Occident, laquelle se traduit par un déclin de la volonté. C’est le sacré qui donne un sens à nos vies. Évacuez le sacré et vous évacuez le sens. Que se produit-il alors?
À cause du multiculturalisme qui règne en Europe, la plupart des gens ne peuvent pas comprendre ce problème, parce que son principe sous-jacent est que toute vérité est relative. Autrement dit, il n’y a plus rien de sacré: voilà pourquoi Charlie Hebdo est le symbole de notre époque! La seule chose que le multiculturalisme européen peut aider à comprendre, c’est pourquoi l’État islamique jouit d’appuis plus nombreux en Europe qu’au Moyen-Orient*. Comment cela est-il possible?
Dans un article paru dans The Tablet (22 octobre 2014), Lee Smith pose la question : pourquoi des adolescentes européennes s’associent-elles à l’État islamique («Why the Teenage Girls of Europe Are Joining ISIS») ? Et elle-même de répondre: «Parce que, malgré tous les services sociaux et biens de consommation impressionnants qu’elle offre, l’Europe se montre incapable de conférer un sens à la vie de ses citoyens, qu’ils soient ou non musulmans. Une génération entière de jeunes musulmans européens est en train de renoncer à une vie relativement aisée à Malmö, à Marseille et à Manchester pour aller se battre en Syrie et en Irak parce que l’Europe n’a pas de valeur qui mérite qu’on y consacre sa vie – ou qu’on meurt pour elle».
On ne saurait mieux dire. Une bonne partie des musulmans perçoivent notre conception de la liberté – celle de Charlie Hebdo – comme étant moralement vide. Ils n’ont pas tort. Dans un récit du Britannique d’origine pakistanaise Hanif Kureishi paru avant les événements du 11 septembre 2001, My Son the Fanatic, l’auteur dépeint une scène où le père musulman immigré dit à son fils islamiste : «J’aime l’Angleterre… Ils nous laissent faire presque n’importe quoi ici.» Le fils radicalisé rétorque : «Voilà le problème!» Le problème, c’est la liberté sans orientation morale – la liberté est hostile à l’ordre moral. Comment s’étonner que l’Occident soit dorénavant perçu comme le centre de l’incroyance et la démocratie comme destructrice de la foi? De nombreux musulmans ont montré qu’ils préféraient mourir plutôt que de vivre une vie dépourvue de sens. Ainsi donc, l’ennemi, c’est nous. C’est nous qui vivons comme si la vie n’avait aucun sens.
Un des membres de l’équipe responsable de la première attaque sur le World Trade Center en 1993, Mahmoud Abouhalima, s’est exprimé très clairement à ce sujet: « L’âme, l’âme de la religion, voilà ce qui manque». Et d’ajouter:
«Au cours des dix-sept ans que j’ai vécu en Occident, j’ai eu le temps de comprendre ce que signifie aux États-Unis et en Europe le sécularisme… Ces gens n’ont pas de religion. J’ai vécu selon leur mode de vie, mais ils n’ont pas vécu ma vie, de sorte qu’ils ne comprendront jamais ma façon de vivre ou de penser… L’âme, la religion, vous savez, c’est la chose qui donne du souffle à toute la vie. Le sécularisme n’en a pas, ils n’en ont pas, vous n’en avez pas.»
Le premier ministre français, Manuel Valls, affirme que la France lutte maintenant «contre le terrorisme, contre le djihadisme, contre l’islam radical, contre tout ce qui cherche à briser la fraternité, la liberté, la solidarité». Pour que ce combat soit couronné de succès, il faut comprendre comment les gens comme Abouhalima vivent et pensent. On pourrait commencer en examinant les sources spirituelles et métaphysiques de « la solidarité, la liberté, la fraternité» que nous sommes censés avoir en commun. On n’y arrivera pas, à la fin, sans une redécouverte du sacré.
Cette redécouverte est peu probable. Lucie Cabourdin, réalisatrice d’une chaîne de télévision française, nous aide à saisir pourquoi. Dans un article du Washington Post («France Is at War», 11 janvier 2015), elle déclare: «Je voudrais me promener nue dans les rues avec une affiche disant “Oops, j’ai oublié ma burka ce matin”. Je sais que c’est ridicule, mais ce serait symbolique. Nous sommes en France et je fais ce que je veux». Elle ne semble pas comprendre que sa solution est le problème.
L’arrogance française dans de telles situations n’a rien de nouveau. Lors d’une contre-manifestation tenue à Paris il y a quelques années suite à l’occupation de plusieurs rues par des musulmans qui voulaient prier en public, des citoyens ont marché en buvant des boissons alcoolisées et en engouffrant des hors-d’œuvre de porc. Leur arrogance était leur seule riposte. Ils n’ont pas eu l’idée de faire publiquement usage de leur chapelet et de prier – un geste qui aurait montré leur sérieux et qui leur aurait peut-être mérité le respect des musulmans.
Pour la plupart des musulmans (et pour beaucoup d’autres gens aussi), le mantra de la liberté, lorsqu’il n’est pas lié à une fin plus élevée, conduit au matérialisme. Ils choisissent donc la soumission à une fin plus élevée, telle que la leur présentent les islamistes. Notre culture leur offre-t-elle mieux? Est-ce que «la solidarité, la liberté, la fraternité» peuvent soutenir une pareille concurrence dans l’ordre des valeurs? Il semble que non.
Certaines personnes peuvent survivre dans un cadre où leur liberté est brimée, ou très restreinte, parce que leur vie a un sens (on pense à Soljénitsyne). D’autres ne peuvent pas survivre à la liberté parce que leur vie n’a aucun sens. Elles choisissent donc le sens plutôt que la liberté.
Tant que ces personnes doivent choisir entre liberté personnelle et absence de sens, d’une part, et soumission personnelle à Allah qui demande le sang des infidèles, d’autre part – autrement dit, tant que nous laisserons les islamistes fixer ainsi les modalités du choix à faire – nous ne gagnerons pas cette bataille. C’est pourquoi nous sommes en train de la perdre.
Bien entendu, il n’y a là rien de nouveau. En 1956, André Malraux écrivait: «Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam.» Comme on dit en France, plus ça change, plus c’est pareil.
* Voir à ce sujet : http://www.huffingtonpost.co.uk/2014/10/16/islamic-state-arab-nations-britain-support_n_5995548.html.
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