Restaurations – Essais politiques et critiques XIII. Questions disputées: catholicisme social, évangélisme, conservatisme, romantisme
Mise en ligne de La rédaction, le 11 juin 2015.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 47 / MAI-JUILLET 2015 ]
Sur le catholicisme social […]
Je me suis intéressé autrefois à l’un des inspirateurs de Rerum Novarum, la fameuse encyclique sociale de Léon XIII, René de La Tour du Pin (1834-1924). Je mets évidemment beaucoup plus haut son maître Frédéric Le Play […]. Le Play est un véritable observateur; La Tour du Pin un idéologue catholique de grand talent que la réalité n’instruisait que lorsqu’elle ne le contredisait pas. À son crédit, il a bien discerné le lien de cause à effet entre le libéralisme dans sa version classique (et a fortiori libertarienne) et le socialisme qu’allait illustrer l’histoire du XXe siècle. Joseph Schumpeter l’exprimera à sa façon, par laquelle il rejoint un Vilfredo Pareto (Schumpeter et Pareto sont des « optimistes » déçus), lorsqu’il prédira la fin du capitalisme. Un autre maître de La Tour du Pin, Karl von Vogelsang (1818-1890) influença également Rerum Novarum. Car ce qu’on appelle le « catholicisme social » a d’abord été un phénomène germanique […]. Et j’ajouterais que ce catholicisme social comporte des origines « romantiques » […]. Cette tentation romantique a marqué en particulier la réflexion économique catholique : refus de l’argent, du profit, du marché, qui a nourri par la bande les utopies socialistes, si funestes partout en Europe.
Par sa condamnation de toute forme d’intérêt (toujours qualifié avec dédain d’usure), La Tour du Pin rejoint Proudhon et le crédit social du major Douglas. Le Play a été considéré comme un ancêtre du corporatisme, mais par son réalisme (et accessoirement par son anglophilie), il a été préservé pour l’essentiel des parties plus utopiques de la doctrine […]. L’erreur fondamentale du corporatisme a-t-elle été de ne pas reconnaître que le conflit appartient à la société politique et économique ? Le nier au lieu de tempérer et de réguler tant la concurrence économique que politique, c’est marcher vers la servitude. Une des beautés de notre monarchie constitutionnelle est sa manière de régler le conflit politique autant que faire se peut (la loyale opposition de sa majesté) et de l’empêcher de conduire à « la guerre de tous contre tous » que craignait Hobbes. En économie, on pourrait évoquer l’ordolibéralisme d’un Röpke qui lui aussi règle les conflits, sans abolir les avantages (innovation, profit, richesse) qu’apporte une saine compétition (combattant ainsi les monopoles étatistes ou financiers bien plus efficacement qu’un corporatisme anticapitaliste et stérilisateur).
Un mot sur Wilhelm Röpke (1899-1966), l’un des deux fondateurs de l’ordolibéralisme, à l’origine de l’économie sociale de marché mise en place par le ministre de l’économie allemand (plus tard chancelier) Ludwig Erhard, le père du miracle allemand. Ce philosophe politique proche des libéraux par sa reconnaissance des lois de l’économie a toutefois discerné leur erreur fondamentale : la séparation entre l’économie et le politique au sens large (ce qui inclut le « moral » et le « social »). Le marché n’est pas le tout de la société. Et il a besoin en outre d’honnêtes hommes pour fonctionner correctement. Malheureusement une métaphysique rousseauiste, pélagienne, optimiste (et donc guettée par le désespoir et le nihilisme, comme tous les optimismes) a infecté les Lumières et leurs héritiers libéraux, prisonniers d’une culture où il y avait, selon Röpke, trop de Rousseau et de Voltaire et pas assez de Montesquieu. L’ordre naturel n’est pas donné tout fait à la façon rousseauiste ou darwinienne : « Non, les choses ne sont pas encore en leur place fixe. Lazare souffre encore, quoique innocent; le mauvais riche, quoique coupable, jouit encore de quelque repos : ainsi, ni la peine ni le repos ne sont pas encore où ils doivent être », écrit magnifiquement Bossuet. Monopoles, collectivismes, prolétarisation, massification, interventionnisme de l’État, tous ces maux sont nés du libéralisme une fois séparé de ses fondements théologico-métaphysiques chrétiens, qui agissaient comme des contrepoids inconscients (et d’autant plus efficaces). Un Röpke – plus et mieux que Friedrich Hayek – a compris que l’économie n’a pas comme principale finalité le bien être individuel ni même l’épanouissement de la personne, mais le bien commun. En cela, Röpke, se plaçant « au-delà de l’offre et de la demande » (c’est le titre d’un de ses livres), retrouve le sens profond du catholicisme social […].
Les élites catholiques, sauf exception, n’ont malheureusement pas encore reconnu la supériorité de l’économie de marché sur toutes les formes de planisme, incluant ce corporatisme romantique de droite […]. Le corporatisme n’est pas raisonnable, dirait Röpke, puisqu’il est rationaliste. Et comme tous les rationalismes, c’est aussi un volontarisme. On rit de la « main invisible », mais un ordre qui n’est pas en germe dans les choses est stérile. La raison corrige, mais ne crée pas. La raison appliquée aux domaines politiques et économiques (si complexes) se doit d’être inquiète, consciente de sa propre fragilité, méfiante envers l’assurance cartésienne, toujours modeste et prudente, puisqu’elle se sait faillible et imparfaite […].
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