Stephen Harper et l’avenir du conservatisme
Mise en ligne de La rédaction, le 19 décembre 2015.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 49/NOVEMBRE 2015-JANVIER 2016 ]
(…) Modernité et christianisme
Il y a évidemment un lien entre modernité et christianisme. Le sens des libertés (qui n’est pas individualisme) et celui d’une communauté entre les hommes (qui n’est pas égalitarisme) ont transformé pour le mieux la vie politique et sociale. Le relativisme lui-même a sa vérité dans l’ordre politique. Dans l’esprit du christianisme, ce n’est pas Dieu qui conduit, du moins directement, les affaires temporelles. Elles se situent hors du domaine du sacré et comportent par conséquent une certaine relativité. Lorsque «Jean sans Terre, note Léo Moulin, fut contraint d’accorder la Magna Carta […], il y avait un siècle déjà que, sous le signe de la Carta Caritatis, fonctionnait régulièrement, dans l’Ordre cistercien un régime d’assemblée représentative, régulièrement élue, se réunissant chaque année» (l’évêque Stephen Langton, au centre de la révolte contre Jean sans Terre, connaissait bien l’organisation cistercienne). Les régimes démocratiques modernes doivent plus au monachisme qu’aux démocraties antiques. Les ordres religieux ont sans cesse amélioré les techniques électorales: la pratique du scrutin secret est connue au XIe siècle et le vote secret majoritaire pratiqué pour la première fois en 1217 à Brescia, en Lombardie. À la fin du XIIIe siècle, le pape Boniface VIII a décrété que «le décompte se fasse non pas en comparant le zèle au zèle, ou les mérites aux mérites, mais seulement les chiffres». Ce qui frappe dans ces diverses dispositions, c’est la modestie. On songe au mot de Kierkegaard: seul l’absolu rend sobre. Les cisterciens et les autres ordres religieux n’allaient toutefois pas jusqu’à voter au sujet de l’existence de Dieu ou de la Sainte-Trinité. Leur «démocratie» portait sur le vaste domaine du relatif pour lequel la raison et la foi hésitent, la part de contingence y étant trop grande pour que nos avis aient quelque prétention à l’infaillibilité.
La démocratie moderne se distingue de cette sagesse imprégnée du sens des limites et du respect des seuils. Elle n’est d’ailleurs plus un régime politique qui relève des conceptions classiques: «Elle a fait naître une forme particulière d’humanité», écrit Dominique Schnapper. La démocratie est la religion séculière, la seule ayant survécu au sanglant siècle dernier, après l’écroulement des divers fascismes et communismes. Elle l’est pour la droite conservatrice également – quoi que les dogmes diffèrent. Car à s’en tenir à l’idéologie, quel fourre-tout doctrinal que la notion de démocratie! Se définit-elle essentiellement par l’égalité? Par la liberté? Par la domination des experts et des technocrates? Par celle du peuple? Toutes les thèses s’entrechoquent. Le point commun? La vérité vient de nous. Elle est arbitraire et subjective, car «l’individu démocratique doit être l’enfant de ses propres œuvres», comme l’affirme Schnapper.
Nous sommes moins face à une orthodoxie qu’à une orthopraxie renvoyant à une conduite conforme à un rituel démocratique, aussi changeant qu’artificiel. Il nous est demandé de nous prosterner devant les idoles plus encore que de les inscrire dans un credo, d’ailleurs confus et biodégradable. Quant aux définitions elles-mêmes, elles sont continuellement modifiées (celle du mariage en est un exemple parmi d’autres). Le catéchisme démocratique est curieusement instable, ses dogmes bizarrement malléables selon les circonstances. La langue de bois des élites médiatiques exaspère un «grand public» sceptique, sinon cynique, puis le magnétise, successivement. Et, pendant ce temps-là, l’obligation «légale» de se soumettre aux nouveaux articles de foi, souvent d’un intérêt microscopique, devient de plus en plus pressante (le fumeur hétérosexuel climato-sceptique est une espèce en voir de disparition).
L’idée que le mal, c’est la non-démocratie est maintenant commune, même chez les conservateurs. La «démocratie» a remplacé la vérité. On pourrait même soutenir que la vérité est une notion antidémocratique. Peut-être aussi parce que dans la décomposition métaphysique et théologique actuelle, la vérité n’a plus de lien manifeste avec la raison (une raison amputée), ayant été affublée d’un masque fidéiste et despotique par l’islam et le protestantisme évangélique. Les catholiques intimidés par la culture dominante n’osent guère prononcer le mot vérité distinctement. Ils y verraient une impolitesse et presque un manque de charité, la pastorale justifiant toutes les lâchetés. Que peut le conservatisme face à cette nouvelle religion démocratique?
(…)
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