In memoriam. Ma mère, l’Impatiente: Monique Boyce Dionne (1946-2015)* (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 19 décembre 2015.
par Patrick Dionne
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 49/NOVEMBRE 2015-JANVIER 2016 ]
Les âmes de braise éprouvent dans leur chair, dans leur cœur, dans leur sang que tout sur cette terre n’est qu’apparence, symbole, préfiguration, annonce, miroir d’un Royaume que nous pleurons depuis que nous l’avons quitté, que nous mendions, implorons, espérons, jour et nuit. Nous venons en ce monde en gémissant. Les larmes sont une réminiscence de l’Éden.
Ma mère appartenait à la vieille race des Impatients, au sens où Albert Béguin l’entendait de Léon Bloy, c’est-à-dire ces êtres qui ne respirent que dans les contrées surnaturelles, ces êtres incapables «de se résigner au temporel», comme elle l’écrivait, qui savent que l’Essentiel se tient derrière les choses, que nous pouvons le discerner, l’approcher, le toucher, du bout des doigts, en tremblant et en priant, mais que le Mystère reste entier. Ma mère ne connaissait que la louange et le hurlement, à l’image de ces réprouvés de l’Ancien Testament qui provoquent le Ciel, le menacent, le somment de s’ouvrir, ici, maintenant. Son dernier geste aura été un geste de piété, comme si elle voulait encore, avec ses hosannas, forcer le Portail… et il s’est ouvert pour elle, en un jour de pèlerinage – glorieuse récompense pour une femme que la foi faisait vivre. Au fond, Monique était un tison échappé du Buisson ardent. Elle a marché à la suite de Jésus-Christ, sur la voie de l’impossible, qui est la seule issue. Ce Ciel dont elle m’a tant parlé, ses mots, ses regards, ses actes, ses silences en traduisaient les notes brûlantes et majestueuses.
Ma mère avait «en horreur les cages et les prisons», selon l’expression de sa très-admirée Marie-Madeleine Davy, elle vécut libre, debout, à une époque où l’esclavage est une mode, où la badauderie universelle rivalise pour les fers et les muselières, où le refus de ramper se paie chèrement. Rien de tiède en cette femme qui ne calculait pas, qui était d’une grande maladresse pour veiller à son intérêt, pour qui l’injustice, sous toutes ses formes, était insoutenable, qui aimait consoler les malheureux, ceux à qui personne ne pense, et qui ne s’est jamais gênée pour engueuler les superbes. Je reconnais sa physionomie spirituelle, son caractère, sa voix, dans cette peinture de Claude-Henri Grignon: «Je n’ambitionne qu’une chose: défendre la cause de la Vérité. Défendre la lumière. La lumière est une, perpendiculaire, brutale et foudroyante.» Sa faim d’«une nourriture qui demeure toujours», pour reprendre la divine sentence de Grégoire de Nazianze, sa force, sa vitalité, son espérance, sa sensibilité kierkegaardienne, son ironie tonique et dévastatrice – «méchante», jugerait un législateur assermenté –, constituaient les pièces maîtresses de son arsenal, au service de la Vérité.
Monique ne voudrait pas que nous soyons tristes. Elle souhaiterait que nous anticipions sa Destination. Elle aimerait que se scelle en nos cœurs le mariage du silence et du sacré avec la joie, la musique, la danse et le déconnage, qu’elle a élevé au rang d’art supérieur, et dont elle m’a transmis les secrets.
La mort est une passerelle jetée sur l’abîme du temps et de l’éternité, qui sont, en réalité, les deux faces d’une même chose. «Ce qui sera est déjà», proclamait un désespéré, il y a vingt siècles. Cette Vallée paisible, belle, vaste, immaculée, ce Jardin d’où le mal, le mensonge, la bêtise, la ruine, le chaos sont bannis, il n’en existe aucune carte, aucun tracé. Mais quel homme peut s’estimer vivant et désavouer l’allégorie de Léon Bloy: «J’ai fait mes plus beaux voyages sur des routes mal éclairées»?
Ma mère réside désormais au Nord du Soleil, avec les autres Ressuscités, ceux que nous aimons, ceux qui contemplent le visage de Dieu, dans l’immensité de lumière et de grâce.
*Allocution prononcée lors des funérailles le 15 août 2015.
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