Trois essais politiques: La nation, l’hystérie égalitariste, les deux sagesses
Mise en ligne de La rédaction, le 16 août 2016.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 51/JUIN-SEPTEMBRE 2016 ]
À la mémoire de Maurice G. Dantec,
métaphysicien à l’état sauvage,
visionnaire impatient et clairvoyant,
prophète irritable et foudroyé,
en souvenir de nos campagnes théologiques et politiques.
Le progrès matériel, moral, spirituel n’est ni fatal ni continu. La civilisation est chose fragile. Elle risque de périr si elle se défend mal ou s’oublie trop. La sauvagerie, la barbarie, la ruine, la mort guettent les pauvres cités humaines. Sait-on encore que l’ordre, l’autorité, les institutions politiques s’enracinent dans le ciel, tout comme le cœur des hommes s’il veut demeurer un cœur humain? Toutes les civilisations l’ont reconnu plus ou moins confusément, sauf la nôtre.
En 1990, j’ai écrit un livre portant un titre révélateur d’un état d’esprit pour lequel l’espérance est d’abord une vertu surnaturelle: En attendant le désastre. Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, je ne l’attends plus, ce «désastre». Il est là, palpable, chaque jour plus évident. La seule manière de ne pas le voir est de fermer les yeux. En réalité, il était là il y a vingt-cinq ans. Aussi évident. Aussi palpable. L’obstacle qui nous empêchait de le voir, de l’éprouver, alors comme maintenant, est «l’épaississement de notre nature», déjà évoqué par Baudelaire. Tout concourt à un tel empâtement de l’esprit et du cœur: des mœurs en déconstruction méthodique, une inattention générale encouragée par un déluge de vaines ou sottes images ou de sons brutaux inutilement voués à ranimer des systèmes nerveux asthéniques, tout ajoute sa pierre à un progressif abrutissement et à une morne turbulence. Nos sensibilités inquiètes, agitées, maladives, s’éteignent lentement, réveillées de loin en loin par de violentes émotions, mimées plus que vécues…
Je n’essaierai point de deviner la suite des choses. L’avenir reste une boîte à surprises (au pluriel). Mais je me permets de soutenir que nous sommes à une époque du monde : «Il y a bien peu de têtes capables de se tirer de telles circonstances», selon Joseph de Maistre, notre perpétuel contemporain. Au moment de la Révolution française, les têtes couronnées ont-elles jamais compris l’ampleur de la crise? Pourtant, aussi indigents, aussi distraits, aussi ivres ont pu être ces rois du crépuscule, ils étaient liés par leur éducation, par leur fonction, et quelquefois par leurs instincts, à un vieil ordre européen encore traditionnel, plus sage que ses piètres fiduciaires. Nos élus sont dépassés dans le meilleur des cas, pleins de chimères le plus souvent, malfaisants parfois, mais surtout privés de soutien : élites, mœurs, doctrines, peuples, tout prend l’eau. L’image de pantins qui s’agitent autour d’un cadavre vient naturellement à l’esprit lorsque l’on médite sur la civilisation occidentale, sur ses ennemis, et aussi (malheureusement) sur ses défenseurs. «Les peuples crient souvent: Vive ma mort! Meure ma vie!», devait avouer Dante à la suite des malheurs de sa patrie. Le mot s’applique autant sinon davantage aux élites. Français, Américains ou Canadiens sont à cet égard dans le même bateau. S’il n’y avait une Providence, le désespoir serait raisonnable.
Ces essais forment un tout. Mais je crois qu’une telle unité (l’unité est d’ailleurs un thème sous-jacent aux trois essais), qui sera sensible aux lecteurs perspicaces, ne vient pas de moi. L’incomparable maître Joseph Joubert l’a indiqué dans une notation datée du 7 février 1802 : «Il n’y a de bons systèmes que ceux qui viennent en nous malgré nous, et d’esprits systématiques excellents que ceux qui le sont par nature, non par la leur, mais celle des choses même dont ils découvrent malgré eux le naturel enchaînement.» La première méditation sur la nation évoque un lien de nature dégagé, corrigé, complété par la raison – l’état «concret-abstrait», dirait Gaston Bachelard –, un lien en train de se dissoudre ou de se transformer pour le meilleur et pour le pire; l’égalitarisme, le thème du second essai, est l’un des nombreux noms de l’indifférenciation post-moderne, qui accélère la fin des nations, pour quelle parodie d’unité? Et qu’en est-il des deux sagesses qui ferment cette trilogie? La sagesse hébraïque et chrétienne est première et dernière, ainsi que cette sagesse purement humaine qui ouvre l’histoire et se prépare à la fermer. Je sais que je m’éloigne ici de l’horizon étroit et provincial des Lumières. Bizarrement, le monde moderne provincialise. Les intellectuels français, américains, et a fortiori québécois le prouvent abondamment à force d’écrire sous la dictée des causes secondes et de ne pas aller au fond des causes, qui sont théologiques.
(…)
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