Notes de lecture. Jacques Beauchemin, La souveraineté en héritage (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 16 août 2016.

Jacques Beauchemin, La souveraineté en héritage, Montréal, Boréal, 2015.

par Nicole Gagnon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 51/JUIN-SEPTEMBRE 2016 ]

La Souveraineté en héritage

Transmission, héritage: le thème est dans l’air du temps. Voir le monde avec un chapeau de Carl Bergeron, entre autres, «est un impitoyable réquisitoire contre notre refus obstiné […] d’offrir un héritage culturel à la génération qui vient» (Christian Rioux, Le Devoir, 11 mars 2016). Le titre de Beauchemin semble cependant en porte-à-faux car il n’entend justement pas transmettre la question de la souveraineté mais trancher le nœud gordien. Il est de ces souverainistes fatigués, pressés de jouer l’avenir à quitte ou double, au moyen d’un dernier référendum dès le retour au pouvoir du Parti Québécois. En cas – quasi certain – d’un encore NON, «il faudrait se tourner vers d’autres moyens de défendre notre collectivité dans l’espace canadien que nous aurions alors choisi d’habiter» (p. 147).

En fait, Beauchemin ne traite pas tant de souveraineté que de nation, ce qui n’est pas équivalent ni indissociable. Si on me permet une glose: Lionel Groulx se défendait naguère d’avoir jamais été «séparatiste» car sa nation englobait la diaspora canadienne-française. Par ailleurs, nombre de souverainistes actuels sont anti-nationalistes sans le dire explicitement, en jouant sur «l’ambivalence» du mot. Il s’agit pour eux de remplacer la nation «ethnique» par la nation «civique», le roman national et l’identité culturelle par la nation plurielle et le multiculturalisme d’un Québec américain. Or cette prétendue nation civique est en fait la République (le peuple, la politie, si on préfère ou selon le point de vue), qui intègre tous les citoyens, y inclus les minorités ou «communautés culturelles», alors que la dite nation «ethnique» est une historicité qui réunit tous ceux qui s’y réfèrent, indépendamment de leurs origines, et qui inclut les morts restés présents dans la mémoire. Quant à la souveraineté, attribut constitutif de la République, ce n’est qu’un moyen d’assumer son destin pour la nation.

Ayant fréquenté la bonne école, quoique en mauvais élève, Beauchemin part d’une définition adéquate de la nation. Son «nous» national est formé de tous ceux qui «ont le sentiment d’appartenir à la collectivité que l’histoire a jetée sur les rives du Saint-Laurent», y inclus tous ceux qui, «arrivés plus tard, partagent le sentiment de communier à cette aventure singulière en Amérique» (p. 23), pour préciser aussitôt qu’ils forment «le cœur de la nation» et les ramener au «groupe majoritaire», donc sur le terrain de la République, où il n’est ni indispensable ni suffisant de partager une «communauté de destin» pour endosser le projet de souveraineté.

Si l’ouvrage traite de nation (chapitre 2), «identité» (chapitre 3), «ancêtres» (chapitre 4), c’est pourtant la souveraineté, «destin» de cette nation, qui en est l’intention. «Il y a longtemps que nous avons dégagé les raisons fortes du projet souverainiste» (p. 39) – notamment les empêchements et empiètements d’Ottawa qui contrecarrent les projets pour doter la «société distincte» tramée au cours de l’histoire (dont ne traite pas l’auteur), de lois et d’institutions qui lui conviennent. Beauchemin n’y reviendra pas. Il ne prend même pas la peine de nous renvoyer au gros ouvrage de Jean-François Lisée sur le sujet (Sortie de secours, 2000), solidement documenté et qui reste pertinent malgré les nouvelles pièces au dossier qui se sont ajoutées depuis quinze ans ou l’irréalisme des scénarios stratégiques. Ces raisons n’ayant pas suffi à convaincre le citoyen, Beauchemin se rabat sur le sentiment national pour réveiller le «groupe majoritaire» et l’inviter à assumer son destin. Sauf que le destin en question pourrait bien être celui que lui avait assigné Lord Durham, «que nous aurions vainement cherché à contredire durant tout ce temps» (p. 92) – jusqu’à la dite Révolution tranquille, qui fut d’abord un acquiescement à la modernité nord-américaine, puis un repli de la nation sur le territoire du Québec, pour aboutir à sa dissolution dans l’idée républicaine.

S’interrogeant au chapitre 2 sur «le temps révolu de la nation?», Beauchemin fait valoir, dans un survol historique, comment les nationalistes «québécois» ont toujours mené leurs débats politiques sous «un univers de références commun» (p. 46), ce qui est presque une tautologie – pas de référence, pas de nation – mais n’importe. Renotons-lui plutôt au passage une représentation mal informée des sciences sociales durant les années cinquante, qui ne s’étaient nullement «converties» à l’idée que le Québec d’alors était une société paysanne (p. 54) mais, sous la plume de Jean-Charles Falardeau entre autres, dès 1953, qu’il était devenu résolument
moderne.

Sous le chef de «l’identité collective», il sera question de psychologie plutôt que de référence : «fatigue» (p. 90), «insouciance» (p. 91), «incapacité à nous affirmer» (p. 129), «confusion» (p. 130)… le tout subsumé sous «une ambivalence identitaire constitutive de notre être collectif» (p. 93), leitmotiv qui traverse tout l’ouvrage. Beauchemin renoue ainsi avec Lionel Groulx, qui déplorait, chez le petit peuple, «l’inconsistance de ses propres pensées». Mettre un mot fort sur le bobo peut être rassurant, quoi qu’il en soit de la justesse du diagnostic. Les Québécois sont sans doute divisés, fatigués, indécis, peureux ou insouciants, ce qui n’est pas de l’«ambivalence», ce prêt-à-penser qui n’éclaire rien. Fernand Dumont parlait plutôt en 1985 de «défection de la référence» et Jean-Jacques Simard, en 1995, de «l’identité comme acte manqué». Beauchemin relève d’ailleurs au passage «l’érosion de la plupart de nos repères identitaires» (p. 94), au premier chef le catholicisme. Il aurait pu ajouter au moins la mémoire, l’histoire nationale n’étant pas enseignée à l’école depuis cinquante ans. Ne reste donc plus que la langue française, à l’époque du «constat de l’inévitabilité de l’anglais dans le contexte du capitalisme mondialisé» (p. 86) – et alors que la jeunesse ne goûte guère que la musique «saxophone», comme écrit joliment Alain Borer. S’ajouterait la valeur républicaine de «l’égalité entre les hommes et les femmes» (p. 68) – instituée dans le discours sous guise de structure fondamentalement sexiste de la société.

Nonobstant toutes les réserves à y faire, ce petit ouvrage rédigé dans le registre emphatique du sentiment est un effort méritoire pour mettre sous respirateur la nation exsangue, qui n’a plus d’autre référence que la mondialisation capitaliste. Il est susceptible d’interpeller quelque héritier, pas de changer la donne ni de faire date.

Écrire un commentaire

You must be logged in to post a comment.