Notes de lecture. Erik Peterson, En marge de la théologie (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 16 août 2016.
Erik Peterson, En marge de la théologie, préface de Bernard Bourdin, introduction de Barbara Nichtweis, traduction de l’allemand de Jean-Louis Schlegel, Paris, Cerf, 2015.
par André Désilets
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 51/JUIN-SEPTEMBRE 2016 ]
J’ai lu avec attention et grand plaisir En marge de la théologie d’Erik Peterson (1890-1960), cet éminent spécialiste de la patristique et de l’histoire du christianisme primitif qui, par ses positions, demeure un théologien original, profond et en marge de la modernité dans la mesure où il développe son propre concept de «théologie», inassimilable aux ordres du monde, et tout spécialement celui du «politique», observe Bernard Bourdin dans sa préface.
Rappelons que, dès 1935, Erik Peterson exprimait son point de vue à propos de «la liquidation de toute théologie politique» par la foi chrétienne. «Le concept de théologie politique, concluait-il dans Le Monothéisme: un problème politique (Paris, Bayard, 2007), a été introduit dans la littérature par les travaux de Carl Schmitt». Or «nous avons tenté ici, précisait-il, de démontrer à partir d’un exemple concret l’impossibilité d’une telle théologie politique»*.
Voilà le genre de déclaration qui en dit long sur l’attitude de ce théologien laïc face aux mirages techniques, aux conflits mondiaux et aux entreprises totalitaires. Converti au catholicisme, Erik Peterson aborde le monde à la lumière du Christ et non à partir d’une « philosophie » fondée «sur le pur constat et la pure interprétation d’un homme qui éprouve, connaît et souffre dans ce monde-ci et parmi ces hommes-ci – fût-ce sous la forme d’une transfiguration politique, mythologique ou religieuse». Il ne s’agit donc pas d’essayer de comprendre l’Homme à partir de l’homme, de sa nudité, celle qui résulte de la chute et qui inspire la honte. «Le vêtement de l’homme déchu, commente notre théologien, est un ‘‘vêtement d’état’’, car il exprime le statut, l’état de la nature déchue», la justice absente, l’innocence et l’incorruptibilité perdues. Or la connaissance du monde et la vision de l’homme dans le christianisme procède de la Révélation, Révélation de ce que l’homme a vécu ou de ce qu’il est en train de vivre, Accueil et Refuge qu’aucune rencontre dans le monde ne pourra lui offrir. C’est pourquoi saint Paul lui-même en appelle au renouvellement de l’intelligence en dehors duquel l’homme reste bloqué, prisonnier de ses explications, de ses prétentions comme de ses productions. Pour l’auteur d’En marge de la théologie, «c’est seulement si l’on a une représentation claire du caractère eschatologique des concepts anthropologiques dans le christianisme qu’on peut comprendre la théologie du phénomène humain» et se rappeler que «l’histoire de la nudité et de l’habillement des premiers hommes qui nous est racontée par la Bible n’est pas un récit d’histoire culturelle sur l’origine du vêtement humain, mais un enseignement sur ce qu’est l’essence même de l’homme».
Erik Peterson est un théologien de l’Incarnation. En ce sens, la réflexion théologique chez lui devient prière et dialogue avec Dieu. Créé à l’image de Dieu, affirment les Pères, l’homme se pose en vivante théologie, en «lieu théologique» par excellence. Entendons que cette «image» dont il est question dans la Genèse n’est pas une idée régulatrice ou instrumentale, mais le principe constitutif de l’être humain, celui qui renvoie chacun de nous à une responsabilité qu’aucune science, aucune technique, aucune fatalité mécanique ou génétique ne sauraient éliminer. Ainsi, l’œuvre d’Erik Peterson frappe par son «réalisme incarnationnel» et son appréciation maximale de l’homme. Qu’il s’agisse de ses réflexions sur la théologie de l’être humain et du vêtement, sur la gnose et la haine de la chair, sur Kierkegaard et la théologie protestante, sur le chant des anges, sur l’Église composée de juifs et de païens ou de ses Fragments de journal spirituel, nous retrouvons sans cesse les éclats d’une vie où la Vérité lance l’homme à sa poursuite. Et c’est la suprême tension de l’espérance, là où «nous souffrons, écrit Peterson, de la mascarade de la culture», cette tendance à adorer l’humanité, ou la nation, ou le monde, et à croire au progrès humanitaire, comme si l’on pouvait s’installer confortablement dans l’infini vicieux de sa propre immanence et s’enivrer de sa vacuité. N’oublions pas que l’une «des expériences peut-être les plus étonnantes de l’âge, observe notre auteur, est la connaissance que la Mort – de même que le Diable – est un être intelligent», d’une «intelligence de loin supérieure à la nôtre». D’où le rappel de saint Paul: nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les pouvoirs de ce monde de ténèbres, contre l’athéisme que nous respirons avec l’air (Ephésiens 2, 2; 6, 12). N’y voyons pas un combat au sens habituel du terme, qui laisse inchangé le statut de ce monde, mais un combat eschatologique qui s’accomplit dans l’«agonie», car «ce ne sont pas les valeurs de la descendance, des liens de sang et de la langue et de la Loi donnée au peuple qui représentent la réalité ultime, pas plus que les valeurs de la justification ainsi donnée à l’existence tout entière des individus; non, la réalité ultime, c’est le Christ […], fin des anciennes valeurs et début d’un nouvel ordre du monde».
C’est dire que, situé dans un « entre-deux », l’homme a «le devoir de vivre». Il n’y a de foi que dans ce monde où nous vivons. «Allez votre train», conseille Bossuet. L’épectase dont parle Grégoire de Nysse symbolise la même orientation : «oubliant ce qui est derrière, et tendu vers ce qui est devant» (Philippiens 3, 13), image empruntée à la course, à l’élan, à la tension, à l’exploration, à l’aventure. Dans son «Exégèse de la lettre aux Philippiens», Erik Peterson insiste: «Il n’y a qu’à marcher à partir d’où nous sommes» (Philippiens 3, 16), suivant une ligne interne. Celle du cœur, soutient notre auteur, parce que l’appartenance au peuple élu procède de la sphère spirituelle de la «nouvelle naissance de l’eau et de l’Esprit» et non de la sphère charnelle de la descendance, là où l’on finit par s’enorgueillir de «la dissolution et de la désincarnation de la personne humaine**». N’est-ce pas là d’ailleurs que conduisent toutes les tentatives gnostiques d’hier comme celles d’aujourd’hui? Lire En marge de la théologie demeure un exercice passionnant. Car il est évident que chaque poète, chaque théologien digne de ce nom a son génie, que les ancêtres vivent en nous, et que, malgré les problèmes, les différences, les malentendus, il importe de retrouver leur message, qui nous est personnellement destiné, puisqu’il s’agit de cette beauté essentielle qui habite le Monde et qui nous invite à lever la tête et à témoigner de la Bonne Nouvelle.
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* Sans entrer dans le cœur de ce débat, notons avec Patrick Dionne «que si Schmitt a bel et bien introduit l’expression “théologie politique” dans la littérature, la catégorie interprétative qu’elle désigne n’est pas née avec lui, et ne saurait se réduire à la seule vision du juriste allemand. Qu’on pense au Bossuet de la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, au Joseph de Maistre des Soirées de Saint-Pétersbourg ou encore à Donoso Cortès, auquel Schmitt a emprunté certaines idées, même si cette filiation soulève des problèmes. Risquons ce raccourci: Schmitt, comme son véritable maître, Hobbes, a tenté une récupération immanentiste de la théologie politique, sacrifiant la Providence à une “transcendance” de substitution, la Légitimité, pour en faire le fondement politico-juridique du pouvoir temporel.»
** «Là où est votre trésor, là est votre cœur», est-il dit (Mt 6, 21). Dans la tradition biblique, le cœur ne coïncide pas avec l’organe principal de l’appareil circulatoire ou le centre émotionnel des psychologues. Il s’agit du siège de l’intelligence mystique, du centre vital de l’être qui intègre toutes les facultés de l’homme. Pascal ne rappelle-t-il pas que les grandes pensées viennent du cœur? Car l’homme est un être visité. L’Esprit de vérité l’habite et l’inspire du dedans, à la source même de son être. La Parole au cœur du corps, écrit Annick de Souzenelle. Grégoire de Nysse traduit bien le mystère: «Notre nature spirituelle existe selon l’image du Créateur, elle ressemble à ce qui est au-dessus d’elle, dans l’incognoscibilité de soi-même elle manifeste l’empreinte de l’inaccessible». Saint Pierre ne parle-t-il pas de l’homo cordis absconditus, de l’homme caché du cœur? C’est de sa relation avec le contenu de son cœur que l’homme développe sa conscience (intellectuelle et morale). Aussi peut-il rendre son coeur «lent à croire» (Lc 24, 25), «irrésolu, inconstant dans tous ses chemins» ( Jc 1, 8). «Tergiverseur», il peut même se dédoubler à force de détours, de faux-fuyants, et ce, jusqu’à la décomposition démoniaque en «plusieurs» (Mc 5, 9). Et c’est la folie au sens biblique: «L’insensé dit en son cœur: il n’y a point de Dieu»… et alors il ne reste que l’agrégat de «petits cœurs», de «petites éternités de jouissance», conclut Sören Kierkegaard.
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