Le siècle, les hommes, les idées. Du peuple, du populisme et des élites conservatrices (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 27 mars 2017.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 53/FÉVRIER-AVRIL 2017]
Auguste Comte croyait pouvoir s’appuyer sur les «âmes populaires» dans la mesure où celles-ci sont encore «soustraites à l’ascendant des lettrés, seuls radicalement incurables*». Mais qu’est-ce donc qu’une «âme populaire»? Qu’est-ce que le peuple? Je mets de côté diverses significations, pour m’en tenir au sens de plèbe, c’est-à-dire cette partie de la population qui n’appartient ni aux classes dirigeantes ni à la bourgeoisie, la «populace» de Voltaire, le «prolétariat» de Marx, le «peuple» de Michelet… Dans les années 1960, les intellectuels de gauche y voyaient une masse souffrante, opprimée et ignorante qu’il fallait délivrer du capitalisme. C’était en gros la vision marxiste. La bourgeoisie libérale de gauche croyait (et croit toujours) qu’il importait surtout d’instruire ces ignorants. La droite nationaliste ou conservatrice tend à soutenir une vision positive du peuple, dépositaire et gardien, plus ou moins silencieux, d’un bon sens, sinon d’une sagesse imparfaite, mais plus authentique que celle du clerc. Cette position confine quelquefois à un romantisme politique hérité de l’immense et touffu Michelet (à qui toute une part de Péguy fait écho), dont l’étrange génie est si méconnu aujourd’hui. Toutefois, pondérée et pénétrée de raison, cette vue a sa vérité.
Mais le peuple existe-t-il encore? Le cultivateur ou, comme on l’appelle dans les vieux pays, le paysan, est devenu un entrepreneur. L’ouvrier occidental appartient maintenant à la classe moyenne. L’artisan n’est plus le fils d’un artisan, mais lui aussi un petit entrepreneur, instruit, ingénieux, innovateur et dynamique, spécialiste de la mise en marché, et plaçant ses produits sur des sites Internet qu’il construit lui-même. Le peuple, serait-ce maintenant ceux qui habitent le Québec ou la France périphériques? Cette population n’est plus dans la situation relativement stable de la petite bourgeoisie canadienne-française des années 1940 à 1960 – celle qui appartenait au peuple par ses racines, n’en étant séparée que par une génération tout au plus, et qui eut largement accès à la petite propriété (prospère, stable financièrement, quoique de mœurs fragilisées par l’urbanisation et une ascension sociale accélérée). L’actuelle petite bourgeoisie est moins appauvrie qu’humiliée et inquiète; elle a perdu la stabilité financière, morale, mentale qu’elle possédait dans le passé, débordée et décontenancée par «la modernité» (sans oublier que ses espoirs d’ascension sociale se sont beaucoup étiolés). Est-elle (ou pourrait-elle être) tentée par une conversion à une sorte de traditionalisme inchoatif qui est celui du peuple quand il est resté le peuple? Sans parler d’une situation de détresse, comme pour les bourgeoisies fascisantes allemandes et italiennes des années 1920 et 1930, son malaise la porte vers un certain traditionalisme, du moins à travers son attachement (et un attachement d’autant plus vif que sa « mobilité », comme on dit aujourd’hui, est réduite) à la famille et à la petite patrie, celle qui correspond au quartier, au village ou à la région**. Dans les faits, ce traditionalisme se limite probablement à un poujadisme assez décousu, à un assemblage spontané de bon sens et de ressentiment.
Les phénomènes Le Pen, Fillon, Trump, Brexit, découlent-ils de ce malaise? On peut au moins le supposer. Risquons une analogie entre Donald Trump, Marine Le Pen et le vieux bonapartisme ou plus généralement cette démocratie plébiscitaire (qui n’est pas étrangère à l’esprit d’un Théodore Roosevelt ou d’un Andrew Jackson aux États-Unis, d’un Napoléon III en France). Baudelaire, en songeant à Napoléon le Petit, l’a noté avec sa lucidité supérieure : « Les dictateurs sont les domestiques du peuple ». Le caractère conservateur des démocraties plébiscitaires est pour ainsi dire dénaturé par une espèce de relation amoureuse entre la nation et un chef condamné à la flatter plutôt qu’à la guider et à la servir. Les peuples peuvent certainement discerner ce qui leur plaît, mais il est douteux qu’ils sachent ce qui leur convient.
Le «populisme», accélérateur ou retardateur, demanderait Carl Schmitt? Je pense que la réponse ne laisse aucun doute: c’est un accélérateur. «Il a surchargé tous les circuits», écrit Peggy Noonan au sujet de Donald Trump dans le Wall Street Journal du 2 février dernier. «Il n’y a pas d’accalmie avec lui», explique un élu républicain. Cet «esprit de vertige et de variation» évoqué par Bossuet, qui est habituellement l’apanage de la gauche, est partagé par le populisme. «Dans l’Église catholique, explique Joseph Sobran, il faut plusieurs siècles pour qu’une doctrine devienne un dogme. Dans les cercles progressistes, le même processus s’achève en quelques mois.» L’activité frénétique est un signe infaillible que nous ne sommes plus dans la politique, mais dans l’ingénierie sociale ou la magie noire. Le populisme est un activisme.
S’il y a guérison, elle sera lente. Les nations occidentales sont malades dans leurs cellules constitutives, dans les familles. Et c’est ici que le peuple est susceptible de jouer un rôle non seulement conservateur, mais contre-révolutionnaire. C’est davantage dans les milieux populaires que l’on trouvera une minorité d’hommes et de femmes détenteurs de ces qualités étrangères à l’élite libérale (relative stabilité familiale, vertu de séjour évoquée par Paul Bourget qui correspond au vœu de «permansitas» prescrit par saint Benoît). Une telle aristocratie de gueux, aussi insignifiante puisse-t-elle paraître, porteuse d’une continuité et d’une constance que n’ont pas les élites déracinées (l’intellectuel, c’est au contraire de l’homme du peuple, le déraciné***, celui qui se vante, tel un hamster dans sa roue, de sa «mobilité»), petit reste issu de familles modestes mais marquées d’une relative continuité, signifierait qu’un vivier d’élites conservatrices est apparu dans le désert.
* Je renvoie à son curieux Appel aux conservateurs (1855).
** La défunte ADQ a rejoint ces gens-là; la CAQ en est incapable.
*** «C’est le déracinement qui détermine l’intellectuel», écrit René Girard (De la violence à la divinité, Paris, Grasset, 2007, p. 231). C’est aussi l’impiété.
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