Notes de lecture. Benoît Lemaire, Jeanne de Chantal. Une femme accomplie (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 20 juillet 2011.
Benoît Lemaire, Jeanne de Chantal. Une femme accomplie, Drummondville, BL éditeur, 2010
Par Marcel Nadeau
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 32 / ÉTÉ 2011 ]
Il est heureux que, quelques mois à peine après la clôture de l’année consacrée au 400e anniversaire de l’Ordre des Visitandines, soit publié un ouvrage pour nous faire mieux connaître la fondatrice, Jeanne de Chantal (1572-1641). Benoît Lemaire signe ici un écrit dont l’objectif est d’abord d’évoquer l’itinéraire singulier de cette femme du début du XVIIe siècle, puis de retenir quelques-unes de ses lettres les plus significatives. Chercher à connaître un auteur à partir de sa correspondance ne demeure-t-il pas une manière de le rencontrer, comme à vif, dans son quotidien, au cœur même de ses expériences de vie ?
L’essai de Benoît Lemaire s’ouvre par une présentation de Jeanne Frémyot de Chantal, centrée sur une seule grande question qui convoque sa vie et son œuvre : aux côtés de ce géant en spiritualité que fut François de Sales (1567-1622), reconnu comme « le plus saint des humains et le plus humain des saints », qui donc fut Jeanne de Chantal, cette initiatrice d’une œuvre unique par laquelle, « une fois de plus, la ‘‘fécondité de l’Évangile’’ allait se manifester » (p. 7) ? L’auteur aborde, à larges traits, les caractères distinctifs de celle qu’il pourra qualifier de « femme accomplie » : dans cet accomplissement d’un « idéal évangélique typique des pauvres que Dieu aime », quel audacieux parcours que celui de « sainte Chantal », ainsi que l’appelle Henri Bremond (p.8)! En bon polémiste impliqué dans l’actualité, l’essayiste écrit à l’attention expresse de « ceux et celles qui travaillent à la promotion de la femme », tant il est vrai que ces derniers, autant dans leur recherche que dans leur combat, pourront trouver en Jeanne de Chantal, « un modèle de réalisation personnelle » en vue de répondre, par là, « aux besoins de notre époque » (p. 8-9).
L’essayiste se fait alors biographe. Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal naît dans « une famille de parlementaires » ; dès l’âge de vingt ans, elle est donnée en mariage au baron de Chantal qui décède tragiquement, huit ans plus tard (1601), à la suite d’un accident de chasse. La jeune veuve ne perd pas courage : mère de quatre enfants, elle sait leur accorder tous les soins requis jusqu’à leur maturité. Avec une fermeté étonnante de femme d’affaires, elle s’emploie même à éponger les dettes qu’avait accumulées son époux. Cependant, chez Jeanne de Chantal qui se veut forte en tous points, cet état de veuvage occasionne bientôt « un état de trouble profond ». À la suite de tous ces bouleversements, naît en elle le désir de plus en plus vif de, « se consacrer toute à Dieu », par « le vœu de chasteté » (p. 13).
Surgissent, à ce moment-là, de multiples épreuves intérieures. Benoît Lemaire fait découvrir au lecteur comment, dans le cheminement de Jeanne de Chantal, s’impose peu à peu la nécessité d’un guide : « En proie à des tentations violentes contre la foi, elle supplie Dieu de lui donner un directeur, un maître spirituel » (p. 13). Puis, un jour de l’an de grâce 1604, lors d’une retraite à laquelle elle participe, a lieu la rencontre providentielle avec François de Sales, « prince-évêque de Genève ». Benoît Lemaire écrit : « Quand François de Sales monte en chaire, elle reconnaît ‘‘que c’était celui-là même que Dieu lui avait montré comme directeur’’. Fascinée par son enseignement, elle le rencontre et n’estime ‘‘aucun bonheur comparable à celui d’être auprès de lui’’ » (p. 14). Les circonstances où se trouve placée la baronne de Chantal sont particulièrement complexes : revendication du beau-père qui menace de se remarier et de déshériter du même coup ses petits-enfants si elle ne vient pas demeurer auprès de lui ; acceptation résignée d’aller demeurer chez son beau-père ; malveillance de la maîtresse de ce dernier ; il ne reste donc plus à la jeune veuve qu’à accepter le « rôle effacé où on la confine », réservant « tout son temps libre aux pauvres » (p. 14).
En 1607, Jeanne Frémyot se rend à Annecy « sans aucun désir que d’embrasser fidèlement ce que Dieu lui ordonnerait » par l’entremise de son directeur. Dès lors, François de Sales « lui propose la dure épreuve de la soumission à la volonté de Dieu, puis lui dévoile » l’ensemble de son propre « dessein » (p. 14). Jeanne s’engage alors dans une résolution ferme et définitive : malgré les embûches, elle répondra que, en toutes choses, « elle ne peut ‘‘trahir’’ son âme et que tout ce qu’elle cherche, c’est la volonté de Dieu » (p. 15). Les années suivantes, les événements se précipitent : le père de Jeanne, ainsi que son frère devenu évêque à Bourges, acceptent finalement l’idée qu’elle s’en remette à « l’appel divin » ; la fille aînée de Jeanne sera bientôt mariée au frère de François de Sales ; quant aux deux autres filles, elles resteront avec leur mère, tandis que le fils sera simplement confié au grand-père maternel. C’est alors que, dès 1610, « commence l’aventure qui mènera à la fondation de ‘‘La Visitation’’ » (p. 15).
Rappelons tout d’abord que Benoît Lemaire a publié, en 1998, chez Fides, dans la collection « L’expérience de Dieu », un ouvrage devenu classique consacré à ce grand mystique que fut François de Sales. Or, François de Sales et Jeanne de Chantal sont les précurseurs, voire les initiateurs, de ce qui deviendra « l’école française de spiritualité », connue aujourd’hui plutôt comme « l’école bérullienne », et dont l’une des principales caractéristiques reste précisément l’engagement apostolique enraciné dans une intense vie de prière. Témoin privilégié de l’existence de Jeanne de Chantal, le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629) confiera, un jour, « qu’une des plus insignes faveurs que Dieu lui ait jamais accordée, c’était d’avoir connu une si grande âme » (p. 20). Dans un ouvrage consacré à sainte Chantal paru en 1912, Henri Bremond (1865-1933) ne pourra taire son admiration face à la vie de foi et de charité que menèrent les moniales de la « Visitation primitive ». Il ira jusqu’à affirmer : « La plus pure lumière du mysticisme français s’est allumée à leur lumière et tous nous avons reçu de leur plénitude » (p. 22).
D’autre part, on se souviendra que François de Sales, qui a déjà signé en 1608 la préface de l’Introduction à la vie dévote, commence à rédiger, dès l’année suivante, son non moins célèbre Traité de l’amour de Dieu qu’il terminera en 1616, – deux ouvrages très largement diffusés en ce « grand siècle des âmes », sorte de « best-sellers » spirituels de l’époque. Cette même année, François de Sales rédige les nouvelles Constitutions de la Visitation. Mais, contre son projet fondateur, il devra tenir compte de la restriction émise par l’archevêque de Lyon, Monseigneur Denis de Marquemont : « Les religieuses cloîtrées avec des vœux solennels », en vue de respecter les exigences du concile de Trente, doivent absolument s’abstenir de « visiter les malades et les pauvres » (p. 15). Tant pour François de Sales que pour la fondatrice, une telle règle ne pouvait demander, comme le souligne Benoît Lemaire, que la plus sainte des abnégations !
De cette « abnégation » surgira pourtant une œuvre féconde. Du vivant de François de Sales, décédé en 1622, treize monastères de Visitandines seront construits ; à la mort de Jeanne, en 1641, les monastères seront au nombre de quatre-vingt-sept ! On peut alors facilement imaginer quel travail au quotidien la fondatrice a dû accomplir pour veiller à l’édification ainsi qu’à la bonne marche de tant de nouvelles maisons. Ce qui honore également la religieuse, c’est, bien entendu, d’avoir participé sans relâche à la diffusion des ouvrages de saint François de Sales, mais aussi d’avoir apporté, grâce à ses propres écrits, une contribution inestimable au développement de la spiritualité salésienne.
Certes, Jeanne de Chantal n’a pas composé d’ouvrages comme tels. Elle a rédigé, par contre, une très vaste correspondance dont l’édition critique, en six volumes, est parue aux Éditions du Cerf, à Paris, entre 1986 et 1996. C’est dans ce trésor que Benoît Lemaire a puisé ses dix lettres les plus représentatives. Quelques points clés, déjà présentés par l’essayiste, guident le lecteur pour lui permettre de trouver ce qui constitue les fondements les plus justes de la spiritualité de cette femme hors du commun : « Être petit en humilité et grand en espérance » (p. 11), « Tout faire par amour et rien par force » (p. 21), « Au bon plaisir de Dieu » (p. 24) et, avant tout, « Espérer contre toute espérance » (p. 26). Dans ces seules sentences, on aura vite reconnu l’essentiel d’une spiritualité qui rejoint, comme en écho singulier, la doctrine mystique de François de Sales !
Le corpus épistolaire de Jeanne de Chantal est une mine de renseignements sur son itinéraire tout autant qu’une source de conseils en vue d’une montée intérieure sans défaillance. Par exemple, une lettre de Jeanne à François de Sales dévoile admirablement la confiance que la jeune femme nourrit à l’égard de celui qui lui fut donné comme directeur spirituel : « Voilà mon faible et infirme cœur entre vos mains, mon très cher seigneur, vous lui ordonnerez la médecine qu’il doit prendre » (p. 36).
Certaines missives, comme celles que Jeanne de Chantal adresse à l’un ou l’autre de ses enfants, à quelque supérieure de sa congrégation, à ses propres Sœurs de la Visitation, ou encore à Monsieur Vincent de Paul ou à Mère Angélique Arnauld, montrent à nouveau les préoccupations d’une âme qui, au coeur même des difficultés, veut être entièrement au service de Dieu. L’une de ces lettres, écrite à sa fille devenue veuve, semble résumer les dispositions favorables à toute vie spirituelle, elle porte même en germe les élans spirituels du grand siècle :
Et pour fin, ma très chère fille, tâchez de pacifier vos passions et de les ranger, avec vos inclinations, sous la loi de la raison et de la sainte volonté de Dieu, car autrement vous n’aurez jamais que trouble et perturbation en votre âme. […] Dieu, par sa douce bonté, nous octroie cette grâce, ma très chère fille ; je l’en supplie incessamment et de tout mon coeur, qui vous aime uniquement et de toute l’étendue de ses affections. Amen (p. 84).
À la fin de son ouvrage, Benoît Lemaire a tenu à livrer, comme un dernier joyau, un court extrait de la « Déposition » que Jeanne de Chantal écrivit sur François de Sales. L’article XXV de cette Déclaration officielle concerne l’espérance que l’évêque de Genève a su héroïquement incarner : « Son esprit tendait continuellement du côté de l’éternité bienheureuse. Je pense qu’en plus de cent endroits de ses épîtres l’on trouvera cette vérité » (p. 97).
Béatifiée le 13 novembre 1751, Jeanne-Françoise Frémyot deChantal sera canonisée par le pape Clément XIII le 16 juillet 1767, et proposée désormais comme « un modèle parfait » où chaque femme, qu’importe son état, peut trouver « un motif d’admiration et un objet d’imitation » (p. 17).
La beauté et la sobriété de l’édition honorent la recherche de Benoît Lemaire. Ces mêmes qualités respectent pareillement l’image de cette « maîtresse de vie » que l’essayiste nous permet de découvrir et surtout d’apprivoiser en tant que fondatrice et sainte ; cette femme exceptionnelle ne fut-elle pas habitée par une foi inébranlable, une invincible espérance qui sait nous rejoindre et nous interpeller aujourd’hui*!
* Ce livre est diffusé par Sœur Thérèse Roy des Visitandines de Québec : 418 626-6821.
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