Document. Trudeau ou le rationalisme politique (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 10 juillet 2017.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 54/JUIN-AOÛT 2017]
Cet article a été publié par le bimensuel catholique français, L’Homme Nouveau, au cours de l’automne 2000, il y a presque dix-sept ans. J’ai laissé le titre original, même s’il peut être trompeur. L’est-il vraiment ? Justin est une projection jargonnante et décousue de l’esprit de son père. Il continue son œuvre, la prolonge, la répand, au-delà même des frontières canadiennes. Il n’est pas le seul. Barack Obama, hier, Emmanuel Macron, aujourd’hui et demain, sont aussi des surgeons issus du même tronc rationaliste illustré par l’ami de Fidel Castro. Un rationalisme politique, pour reprendre les termes du philosophe Jean Brun, « né de la conscience fondamentalement malheureuse qui cherche dans l’abstrait et le général le dépassement de l’ici, du maintenant et de l’incarné ». Ainsi se traduit en programmes électoraux et en projets de société une volonté de falsification et de désincarnation, conduisant, par-delà de verbeuses prétentions à la justice universelle, au conformisme, à l’asservissement, à l’ennui et à la rage.
Le 28 septembre dernier, à l’âge de quatre-vingt-un ans, Pierre Elliott Trudeau rendait l’âme. Dans ce pays divisé, nos jugements sur l’illustre mort diffèrent profondément selon notre langue maternelle. Les Québécois de langue française, ambivalents face à Trudeau, l’admirent sans beaucoup l’aimer. Quant aux Canadiens anglais, la plupart voient en lui la plus grande personnalité canadienne de notre histoire, un second père fondateur, le maître d’œuvre au Canada de la révolution des droits de l’homme, l’architecte d’une nouvelle constitution (jamais signée par le Québec) et le principal auteur d’une Charte des droits et libertés, sauvegarde, pensent-ils, de l’individu contre la tyrannie du groupe. Enfin, n’a-t-il pas eu le mérite, nouveau Churchill, de choisir la méthode dure contre un Québec ethnocentriste, alors qu’un Lester B. Pearson, son prédécesseur, croyait sage, tel Chamberlain avec Hitler, de négocier avec la province dissidente ? On sait trop le manque d’égards de la société anglo-saxonne envers tout ce qui n’est pas elle.
Je ne suis pas mécontent d’avoir pu attendre quelque peu avant de commenter un événement pareil. Qu’on y songe! Les journées de deuil national qui ont suivi n’étaient guère propices à une résolution de nos divergences sur le rôle réel et sur la pensée du fameux disparu. Pendant au moins une semaine, le public a reçu de l’ensemble des médias canadiens – journaux, télévisions, radio, Internet – un déluge d’informations, d’impressions, d’émotions, d’opinions et d’images. Était-ce autre chose qu’un grand spectacle son et lumière ? En définitive, l’esprit, débordé par ce gavage sonore et visuel, en retire-t-il un quelconque profit ? L’être humain surinformé n’en est-il pas venu depuis quelques années (mais ce processus plonge ses racines dans un lointain passé) à abdiquer pour finalement s’abandonner à un état très simple, très primitif, qui ressemble assez à du mutisme ?
Et pourtant, pourtant, que de leçons à tirer de l’œuvre politique de cet opiniâtre réformateur ! Avant lui, le Canada ne s’était guère éloigné du vieux modèle britannique; on y avait reproduit, de ce côté de l’Atlantique, « l’unité la plus compliquée et le plus bel équilibre de forces politiques qu’on ait vu dans le monde » ( Joseph de Maistre); notre tranquille et débonnaire démocratie, modérée et décentralisée, était dirigée par des « notables »: un Mackenzie King, un Louis Saint-Laurent, un John Diefenbaker, un Lester B. Pearson. Il y a à peine trente ans, on connaissait encore de ces hommes qui avaient gardé des liens concrets avec leur communauté. Qu’on pense au médecin du village d’antan ! Aujourd’hui, le notable a été remplacé par l’intellectuel, le spécialiste ou l’expert, un être isolé et anonyme qui enseigne, soigne, juge ou gouverne des individus interchangeables.
Trudeau fut le premier intellectuel à prendre le pouvoir à Ottawa. N’affirmait-il pas, lors de sa candidature à la chefferie du Parti libéral, que «plus nous progressons, à l’époque moderne, moins nous avons besoin d’expérience». Comme il se doit, il voulut, il l’a avoué lui-même dès 1950, «jeter aux orties les mille préjugés dont le passé encombre le présent et bâtir pour l’homme nouveau». Il ne ressentait nullement ce « respect immuable » envers le passé que conseillait Auguste Comte. Naturellement, il rejetait toutes les formes de nationalisme et bien qu’il fût, à son corps défendant, le père du nationalisme canadien, il souhaita un jour, avant même qu’il ne soit né, que son enfant meure promptement:
Au Canada […], il n’y a, ou n’aura, de nation canadienne qu’en autant que les communautés ethniques réussiront à exorciser leurs nationalismes respectifs. S’il naît alors un nationalisme canadien, il faudra l’exorciser à son tour, et demander à la nation canadienne d’abdiquer une partie de sa souveraineté en faveur de quelque ordre supérieur, comme on le demande aujourd’hui aux nations canadienne-française et canadienne-britannique.
Ce passage est tiré d’un célèbre article du futur chef d’État. Publié dans la revue Cité Libre en avril 1962, son titre («La Nouvelle Trahison des Clercs») et aussi son contenu renvoient à l’œuvre de Julien Benda. Comme Benda, Trudeau est un représentant typique de l’esprit d’abstraction. Ne reproche-t-il pas à la droite de « partir de ce qui singularise les hommes et les rend incommunicables [sic] plutôt que de partir de ce qui est commun à tous les hommes»? Ce besoin de transcender l’espace et le temps, d’uniformiser, d’universaliser, d’éradiquer ce qui est différent caractérise ces intellectuels possédés par l’esprit d’abstraction. De là, non seulement le rejet du nationalisme, mais le dédain, sinon le mépris, envers la notion même de nation :
La nation est porteuse de valeurs certaines: un héritage culturel, des traditions communes, une conscience communautaire, une continuité historique, un ensemble de mœurs, toutes choses qui contribuent – au stade présent de l’évolution de l’humanité – au développement de la personnalité. Certes ces valeurs sont plus privées que publiques, plus introverties qu’extraverties, plus instinctives et sauvages qu’intelligentes et civilisées, plus narcissiques et passionnées que généreuses et raisonnées. Elles tiennent à un stade transitoire de l’histoire du monde.
Rejet de l’expérience, indifférence à la patrie, évolutionnisme candide et intempestif, on devine ici la présence des vieilles utopies rationalistes issues de Descartes et exacerbées par Hegel, Marx et tutti quanti. Le slogan électoral qui a marqué l’ère Trudeau, «la société juste», révèle bien cette filiation. Oubliez la notion de justice selon Aristote ou Thomas, disposition intime incarnée dans les personnes et qui se diffuse à partir d’elles! On se trouve en face d’un projet volontariste et artificiel: effort acharné pour établir un ordre mécanique et imposer une justice géométrique qui n’exige rien des personnes et surtout pas qu’elles deviennent meilleures. Avec la Charte canadienne des droits et libertés, on a l’exacte inversion de la justice : pour les individus (ou les groupes de pression), il ne s’agit point de rendre à chacun son dû, mais de demander, réclamer, revendiquer toujours plus, sans jamais donner en retour. N’est-ce pas là le triomphe du moi? La logique rationaliste d’un Trudeau, qui entraîna une augmentation vertigineuse des dépenses publiques, voulait que l’on supprime ou affaiblisse les pouvoirs intermédiaires entre l’État et les individus: familles, libertés locales, patries. Malheureusement, dès que l’individu absorbe l’État, celui-ci ne tarde guère à assimiler l’individu. On comprend pourquoi le plus grand déficit laissé par cet individualiste libertaire fut celui de la liberté: l’exercice concret de la liberté a tout simplement été remplacé par son simulacre, une abstraction fantomatique et avocassière.
Chez nous, cette volonté de transformer la société par des moyens politiques s’était déjà manifestée avec notre Révolution tranquille; Pierre Elliot Trudeau, au fond, exporta vers le Canada anglais cet ambitieux programme d’ingénierie sociale. Son arrivée au pouvoir à Ottawa devrait être un jour de deuil pour chaque Canadien de langue anglaise, bien davantage que pour nous. Plus que nul autre, il contribua à la destruction de la société civile et à la démoralisation, sinon à la désincarnation, des citoyens de ce pays.
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