En cette seizième année (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 10 juin 2019.
par Jean Renaud
[EXTRAITS DU NUMÉRO 59/MAI-JUILLET 2019]
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La revue Égards en est déjà à sa seizième année. Avec le support de la seule société civile, sans aucune subvention de l’État, elle a acquis le sérieux et très improbable mérite de durer. Cette survie étonnante, curieusement combinée à une extrême fragilité, nous a permis de poursuivre notre œuvre, aussi discrète qu’obstinée, de réforme intellectuelle et morale.
Irremplaçable politique
Que souhaitions-nous apporter au débat public au cours de ces années? Avant tout une défense fervente de la nécessité et de la dignité du politique, niées à la fois par ces libertariens pour lesquels l’économique est tout, et par ces technocrates pour qui la politique se réduit à une technique alors qu’elle constitue une activité d’ordre moral. La meilleure part de la tradition occidentale nous l’enseigne : par l’entremise de la politique, la cité, ou si l’on veut la société civile, poursuit le plus essentiel parmi les biens humains, le bien commun. La sagesse proprement politique est une connaissance de l’ordre, mais d’un ordre qui a cette particularité d’avoir besoin de nous pour s’établir, se conserver et se parfaire. Les communautés politiques sont le fruit d’un élan naturel complété par l’industrie et l’ingéniosité humaines qui le développent, le règlent, l’ordonnent et lui procurent les outils indispensables à son plein épanouissement. Les obstacles évidemment abondent, et la barbarie guette toutes les sociétés depuis l’aube de l’histoire.
Mission de l’autorité spirituelle
Un second champ de réflexion a porté sur la place de la religion dans la cité. La fureur montante contre l’Église catholique n’a qu’un rapport indirect avec les dégoûtants et trop nombreux crimes sexuels perpétrés par des religieux et le silence complice d’une partie du haut clergé, des maux alimentés et stimulés par le relativisme et le sentimentalisme de tant de prêtres et la lâche complaisance qu’ils justifient. Assurément les abus de pouvoir et la perversité ont toujours existé et existeront jusqu’à la fin des temps : les mauvais ouvriers dans la vigne du Seigneur n’ont jamais manqué. Mais pour un homosexuel activiste comme Frédéric Martel, l’auteur de Sodoma, un ouvrage paru simultanément en huit langues (!) célébré par Denise Bombardier (qui a ratifié avec une absence remarquable de sens critique toutes ses affirmations), le vrai scandale ne tient nullement à ces crapules mitrées qui abusent des enfants, mais en une loi morale qui contredit à temps et à contretemps notre époque névrosée et insalubre. Diluer la doctrine traditionnelle, réaliste, longuement mûrie sur les actes humains plairait à beaucoup de monde, non seulement à nos journalistes et à nos chroniqueurs, mais aussi, avouons-le, à plusieurs cardinaux et à de nombreux curés. On a oublié que ces lois écrites dans la texture même de la Création, et qui devraient régler nos actions et jusqu’à nos pensées, ne sont pas un fardeau, mais un soutien, d’abord et surtout pour les humbles. Ceux qui, par étourderie ou par malfaisance, essaient de les en priver auront, un jour proche, beaucoup à se faire pardonner. L’idéologie laïciste à la française, partagée par la majorité de nos « intellectuels », méconnaît combien la politique risque de se métamorphoser en une religion immanente qui la défigure et l’exacerbe, quand elle n’est pas limitée dans ses prétentions par une autorité spirituelle. Seul l’absolu rend sobre. Le catholicisme romain, qui représente un ordre moral, religieux et intellectuel enrichi par les siècles et par un lien actif avec la culture, n’affole pas l’ordre naturel, qu’il respecte et comprend mieux que quiconque. À force de négliger les besoins spirituels des communautés humaines (et non simplement des individus), on prépare le retour parodique du surnaturel sous une forme immédiatement accessible aux rustres, étrangère aux convenances et aux harmonies (tellement frappantes dans la tradition catholique) entre la raison et la foi : le sorcier succède au prêtre, l’envoûtement au sacrement, la superstition à la foi, la vaticination à la théologie, le maléfice à la bénédiction, les esprits frappeurs à l’Esprit saint. Les substituts de religion d’une humanité privée de religion énervent les masses sans les éclairer. Quoi qu’en dise la puérile utopie scolaire et pédagogique à laquelle aspirait la France de la Troisième République, l’éducation ne rend pas la religion inutile. Le grand Giambattista Vico l’a répété inlassablement : « Partout où la religion disparaît chez les peuples, toute vie en société devient impossible ». Philosophes, intellectuels, professeurs, artistes, hommes de science, spécialistes, « raisonneurs » détruisent le lien social sans le remplacer. Sans autorité spirituelle, la société ne peut que se disloquer en moi revendicateurs et plaintifs, voire résignés et abouliques.
Les racines du mal
Un troisième objectif était de s’éloigner du provincialisme de la pensée conservatrice, qu’elle soit nord-américaine ou européenne. Le bon sens, cette santé de l’intelligence, ne suffit pas pour critiquer le mal qui nous ronge. Notre Révolution tranquille – dont l’échec (éclatement des familles, destruction des communautés locales et des liens sociaux) a été proclamé et documenté par deux des plus illustres sociologues québécois, Gary Caldwell et Gilles Paquet (celui-ci décédé récemment) – s’inscrit dans une grande crise occidentale, spirituelle, théologique, morale, politique, intellectuelle, dont il est difficile de surestimer la radicalité et l’ampleur. Au bout du compte, l’esprit révolutionnaire annonce l’apostasie intégrale, non seulement envers Dieu, mais envers la condition humaine, tant dans sa finitude que dans ses finalités. Discerne-t-on à quel point notre époque est profondément troublée, jusqu’aux racines de l’être ? L’idée que le progrès, aussi avantageux soit-il à certains égards, nous éloigne de plus en plus des vérités fondatrices de toute civilisation paraît bizarre au premier abord mais correspond pourtant à une expérience chaque jour plus commune, celle d’une avancée technique, scientifique, qui nous plonge dans la vacuité et le désespoir. Nos « fins » n’étant plus liées à un univers concret et stable, mais indéfiniment élargies et étendues aux dimensions d’un moi inassouvissable et fantasque, ont perdu toute consistance et se métamorphosent au gré des suggestions d’une psyché bavarde et affolée, guettée par la dissolution et l’égarement. La subjectivité « libérée » se trouve en même temps privée de toutes ses attaches au réel. À de rares exceptions près, l’intelligence des intellectuels, des professeurs, des clercs, des experts est tournée vers ce qui n’est pas : elle a rompu avec la nature des choses et préfère les fantasmes, les idéologies, les utopies. La grande entreprise de dissociation mentale et morale, qui remonte au siècle des Lumières – les « sombres Lumières », disait Jean Brun – et même au-delà, ne se contente plus depuis longtemps d’un déracinement hors de la famille, de la foi traditionnelle, du métier héréditaire, elle a tranché tous les liens, et s’est attelée à une véritable reconfiguration de la personne humaine, consommant une rupture sans précédent entre le mot et le monde, le verbe et l’être, la créature et son Créateur, l’intelligence et le réel, l’esprit et la vie, ne laissant en apparence qu’une seule et affligeante alternative entre une brutalité rancunière, sotte et colérique, et une civilisation invertie, mécanisée et névrotique, qui affaiblit et stérilise. À l’ère de la liberté indéterminée et capricieuse, sans réalité qui la mesure, la limite et l’informe, l’aberrant est devenu norme et toute norme est considérée aberrante. L’individu à la fois autonome et interchangeable, la quantification universelle par l’économie, la technologie, la bureaucratie, un rationalisme calculateur en rupture avec la Création au service d’une volonté hors de ses gonds, d’un désir déboussolé qui attend de la raison l’invention, le procédé, la machine ou le plan qui le délivrera d’un réel jugé despotique et l’autorisera à un divorce complet avec la nature humaine, ont ouvert la voie à un homme sans nature en perpétuelle décomposition et recomposition, à la recherche d’une unité ou d’une identité qui ne peut qu’être simultanément tragique, burlesque et transitoire : pseudo-réalisation spirituelle, désincarnation au profit d’une psyché émiettée et chancelante, hystérie numérique, tyrannie de la pulsion, spiritualités à rebours, logique dévitalisée et désorbitée uniquement féconde en simagrées et en simulacres, tout concourt à nourrir une démence qui ne craint plus la lumière du jour. Pour reprendre le titre d’un roman célèbre du regretté Maurice G. Dantec, nous avons cherché à nommer les racines du mal.
L’avènement du post-chrétien
2003, année de la naissance d’Égards, n’est pas si loin. Facebook n’existait pas, ni Twitter; LinkedIn venait de naître. Les réseaux sociaux vindicatifs et psychotiques, si intimidants pour des êtres diminués et influençables, n’en étaient qu’à leurs premiers balbutiements. Aujourd’hui, en 2019, toutes les ressources de notre contre-civilisation – les universités, les médias, l’État technocratique et centralisateur et les millions sinon les milliards de délateurs furieux qui ratissent le Web, impatients de dénoncer le quidam distrait ayant osé contredire l’évangile cathodique du jour – se consacrent à leurs dissections et à leurs refondations parodiques et bancales, et les îlots de résistance ne cessent de s’affaiblir, pendant que les plus clairvoyants, comme stupéfiés par un croquemitaine volubile, décousu et menaçant face auquel leur pensée, leur esprit, leur sensibilité ont secrètement abdiqué, se taisent.
L’Église elle-même a plié les genoux. Nos curés, devant ceux qui renchérissent toujours davantage dans leur hystérique acharnement à déconstruire la personne humaine, se sont réfugiés dans un subjectivisme compassionnel et niais, baptisant tendresse, bonté ou miséricorde leur couardise, oubliant que la véritable compassion est d’affermir les cœurs par une doctrine claire, ferme et substantielle. D’ailleurs, tant au Québec que dans le reste de l’Occident, les facultés de théologie et les séminaires ne furent-ils pas des pépinières propices à l’entreprise de dénaturation et de décréation du monde? La notion d’ordre naturel a été déstabilisée par l’activisme clérical, de droite et surtout de gauche. Un christianisme sécularisé, qui a brouillé et confondu nature et surnature – ce qu’un Nietzsche a mieux vu que nos bons théologiens irénistes et optimistes –, excite l’esprit révolutionnaire. Il a instillé l’irréalisme dans des consciences survoltées et déracinées et a ouvert la voie non seulement à une « révision » radicale des rapports sociaux, politiques et économiques, mais à une complète réingénierie de l’humanité elle-même, la « technique » se substituant par ses « miracles » à la parousie promise dans l’Évangile, établissant ainsi l’arbitraire et absolue souveraineté du Moi individuel ou collectif.
Notre société post-chrétienne abhorre le caractère essentiellement hiérarchique des cités et de l’ensemble des choses créées. Partisan d’une égalité qui l’autorise à prendre ce qui ne lui appartient pas, le post-chrétien ne sait ni obéir ni commander. Sans gratitude, sans discipline, instable, apathique, impudique, exhibitionniste, infidèle, bavard, il hante les réseaux sociaux et croit tout savoir sans avoir rien approfondi. Hostile aux formes, à ces lois de gradation qui pénètrent si vivement toute chose sur la terre et dans le ciel, il hait la politesse et la syntaxe, l’élégance et la correction, la beauté et la finesse. Qu’il soit milliardaire ou miséreux, il appartient par le cœur à la plèbe. Satisfait de lui et enragé contre tous, c’est le mufle-roi de Dimitri Merejkovski. Le populiste est le jumeau irrationaliste de l’ingénieur social : la raison du rationaliste ne cherche plus qu’elle-même; la volonté du populiste ne trouve plus qu’elle-même. Ces frères ennemis sont les enfants d’une dislocation du composé humain, les rejetons difformes de ce christianisme immanent qui a évacué le surnaturel. Le chrétien apostat est bien pire que le païen : l’âme païenne était pieuse; l’âme post-chrétienne ne l’est plus.
Un combat spirituel
Pour le chrétien ayant intériorisé un tant soit peu l’enseignement du Christ, la position sociale importe, bien sûr, mais jusqu’à un certain point seulement. Entre le chef et le dernier des serviteurs, il n’y a qu’une distance ridicule, infinitésimale, en comparaison de celle qui nous sépare du Créateur. Une humilité, une sobriété, une pondération en découlent naturellement, et préservent le fidèle du Christ – quand sa fidélité est chose vivante – de l’envie du post-chrétien et de la dureté du païen. S’ajoutent une valorisation de la charité, du dévouement, de la bienfaisance envers les plus faibles et une reconnaissance de leur dignité qui les protègent et les élèvent. La vertu d’obéissance en est aussi sublimée, tant au spirituel qu’au temporel; Dieu est le Roi des rois et l’obéissance convient spécialement aux princes puisqu’elle se rapporte à ces lois générales qui tiennent au bien public. Les mots « serviteur » ou « service » expriment cette élévation de ce qui était méprisé. Ces termes dépréciatifs dans l’Antiquité (servus en latin signifie « esclave ») ont été ennoblis par le christianisme : le pape est le Serviteur des serviteurs. Une solidarité sociale renouvelée quoique nécessairement imparfaite est possible sur cette base : la hiérarchie, l’autorité et la subordination, caractéristiques de toute société normale, en sont adoucies et humanisées, tandis que les blessures ou les humiliations qu’elles entraînent inévitablement sont partiellement compensées par un sens de l’amitié, d’une égalité essentielle entre les hommes quant au cœur et à la destinée.
S’il me fallait indiquer le trait qui, je le souhaite, distingue notre revue, j’oserais mettre en avant une vertu toute simple qui contredit radicalement le nihilisme des modernes : la piété. Gratitude, piété et vertu de religion sont connexes selon Thomas d’Aquin, la religion constituant en somme une piété supérieure, une gratitude éminente. La piété naturelle, envers nos pères, notre patrie, nos traditions, s’étiole et meurt sans cette piété métaphysique par laquelle nous nous reconnaissons débiteurs envers l’Être suprême. Les peuples, aujourd’hui plus que jamais, sont angoissés et agités; il leur manque ces grands recours œcuméniques et transcendants dont les négations des élites les ont privés. Soljénitsyne raconte que dans les années 1920, les vieux paysans lui disaient que « ces troubles nous sont envoyés parce que le peuple a oublié Dieu ». Cette explication apparemment naïve est finalement la plus profonde de toutes. La raison et la science, séparées de la piété, produisent un acide puissant et destructeur qui mine l’âme de l’intérieur et accule ses victimes au désespoir. La rédemption de l’intelligence passe par cette piété qui prodigue un sentiment profond de l’unité du monde et une confiance catholique en la bonté des choses. En définitive, aussi humble soit-il, notre combat est spirituel.
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