Le siècle, les hommes, les idées. Le centralisme jacobin contre la France: Macron et les gilets jaunes (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 10 juin 2019.
par Michel Léon
[EXTRAITS DU NUMÉRO 59/MAI-JUILLET 2019]
Depuis le 17 novembre 2018, la France est secouée par une rébellion spontanée, auto-organisée via les réseaux sociaux numériques, de citoyens venus bloquer ou perturber les axes de circulations du pays puis les quartiers les plus prestigieux de Paris, vêtus de ces gilets jaunes imposés dans toute automobile et réglementés par l’Europe. Les samedis sont leur jour de rassemblement, mais certains sites sont occupés en permanence. Ce mouvement est massivement né dans ce que les élites françaises dénomment «la province», c’est-à-dire 97% du territoire, et dans les petites villes, cette « périphérie » victime de la mondialisation, c’est-à-dire 60% de la population. Il a débouché, à Paris surtout mais aussi dans plusieurs grandes villes, sur des affrontements et des violences, soit par dérive, soit par débordements d’éléments d’extrême gauche ou de voyous ethniques soigneusement infiltrés venus casser des vitrines. La manifestation, protéiforme, s’est approchée de l’Élysée, palais présidentiel, au point que le titulaire de la charge, Emmanuel Macron, quarante ans, a fait préparer un hélicoptère dans le parc du château.
Les causes
La cause première de cette rébellion qui a fait une dizaine de morts, la plupart parmi les manifestants, est née de l’annonce de l’application d’une énième tranche de taxation sur les carburants automobiles sous prétexte de hâter la «transition énergétique» vers des énergies «décarbonées». Le CO2 est présenté par la doxa politico-scientifique comme agent principal d’un réchauffement climatique supposément ravageur d’origine humaine. Cette surtaxation se serait appliquée au 1er janvier 2019, s’ajoutant aux 60% de taxes empilées au fil des ans, suivie de nouvelles augmentations chaque année. Malgré la baisse récente du cours du baril, le litre de carburant diesel se vend en France autour de 1,50 euros, soit 2,34 dollars canadiens le litre. Curieusement, le kérosène des avions et le fioul lourd des navires ne sont quasiment pas taxés, y compris en service intérieur, ce qui a suralimenté la colère des manifestants issus de populations contraintes par la logique socio-économique d’utiliser leur voiture.
Auparavant, plusieurs décisions avaient fait monter la pression. D’abord, l’abaissement de la limitation sur tout le territoire de la vitesse maximale sur les routes sans séparateurs de chaussées de 90 à 80 km/h sans concertation préalable avec les départements, gestionnaires de l’essentiel du réseau par décision de l’État et nonobstant les nombreux ralentissements déjà liés à la géométrie des voies. Ensuite, le durcissement du contrôle technique automobile dont le prix devait exploser, la multiplication des radars et l’envol du nombre d’amendes. Autre source de colère, la décision de bloquer l’évolution des pensions de retraites et de les soumettre, sauf pour les plus modestes, à la Contribution sociale généralisée qui frappe les revenus du travail et du capital dont elles étaient en partie dispensées. Les indemnités accordées par la justice prud’homale en cas de licenciement abusif ont été plafonnées au mépris des normes internationales du travail. Parallèlement, le taux de chômage est demeuré autour de 9% de la population active contre 6,8% en moyenne dans l’UE (France comprise).
Il n’y a pas que les chiffres. Le comportement du pouvoir en place a porté la colère des classes moyennes et inférieures autochtones à incandescence. Les réflexions d’un président énarque, inspecteur des finances, ex-associé gérant de la banque d’affaires Rothschild, ont ajouté l’humiliation à la paupérisation. Entre cent autres anecdotes, à un jeune demandeur d’emploi fraîchement diplômé d’horticulture, Macron proposait de trouver du travail «en traversant la rue» dans un restaurant, suscitant au passage la colère des… restaurateurs. Il stigmatise à satiété «les forces du monde ancien». Lors de la fête de la musique, il s’est fait photographier avec son épouse Brigitte (soixante-six ans) entourés d’un groupe de rap noir et transgenre. Quelques semaines plus tard, sur l’île de Saint-Martin, Emmanuel Macron posait entouré de deux colosses noirs, dont un repris de justice, l’un faisant un doigt d’honneur. Depuis le Danemark, le président a qualifié ceux qu’il représente de «Gaulois réfractaires au changement», ce qui ne manque pas de sel quand on sait que la législation fiscale change tous les ans en France, pays des 400 000 lois et règlements. Auparavant, rencontrant des start-uppers à la gare de Paris-Lyon, il avait lancé: «Une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien.» Et pour couronner le tout, au beau milieu des vœux présidentiels du Nouvel An 2019, traditionnel message de paix et d’intimité, Macron crut bon de stigmatiser la «foule haineuse» qui le conteste. Durant la crise, ses affidés ont surenchéri. «Nous avons peut-être été trop intelligents», a dit le patron des députés macronistes Gilles Le Gendre, tandis que Luc Ferry prônait que les policiers agressés «se servent de leurs armes une bonne fois». Tous deux, purs produits de l’intelligentsia parisienne, sont issus du centre droit.
L’homme ne se nourrit pas que de pain mais aussi, et surtout, d’égards. Tandis que le pain vient à manquer, les égards attendus de celui supposé incarner la nation ont tourné à l’insulte. Surtout quand l’une des premières décisions du jeune président fut de réduire de 5 euros par mois la modeste aide au logement accordée aux plus pauvres. À titre d’exemple, une personne seule en emploi et chômage partiels logeant dans un deux-pièces d’une métropole moyenne et touchant 1000 euros par mois, ne reçoit plus que 74 euros d’aide au logement pour un loyer de 600 euros. Neuf millions de personnes, soit 14% de la population, ont en France un revenu inférieur au seuil de pauvreté de 855 euros par mois (1334 CAD), 25% à Marseille. Le loyer d’un deux-pièces (environ 35 m2/376 p2) s’affiche autour de 890 euros à Lyon (1388 CAD) et de 1200 euros à Paris 12e (1880 CAD).
Un autoritarisme centralisateur
Le nouveau pouvoir a certes annoncé la suppression de la taxe d’habitation (environ un loyer par an), en commençant par les plus modestes. Or cette suppression ne peut concerner les ménages qui en étaient déjà exemptés par mesure sociale (de l’ordre de 50% dans une ville comme Marseille). Elle sera progressive et ne concerne pas encore les classes moyennes. Surtout, cette ressource essentielle pour le travail de proximité des collectivités locales est condamnée par le pouvoir central sans l’accord des municipalités, suscitant l’ire des maires malgré la promesse d’une compensation par l’État qui, même si elle était remplie, les priverait de toute marge de manœuvres. Le jacobinisme dans toute sa splendeur.
Car toute cette crise porte le sceau de l’autoritarisme centralisateur, qui accable la France depuis la suppression des franchises communales et des autonomies provinciales en 1789, puis la constitution de l’an VIII (1799). «Cette fausse cohérence administrative n’est pas un élément de stabilité politique», écrivait Charles Maurras, ajoutant : «On ne rétablira chez nous une autorité permanente, un pouvoir central durable, responsable et fort, qu’au moyen de libertés locales très étendues». Depuis le début du quinquennat Macron, tout a été mené pour outrepasser les corps intermédiaires du pays réel et idolâtrer le seul cerveau du pseudo-prince. Les marges câlinées n’ont été que celles des prolifiques banlieues ethniques, promesse d’un avenir multiculturel, au point de recruter de gros bras proches de l’islamisme parmi les cadres du parti présidentiel et jusqu’à l’Élysée, avec le célèbre gorille affairiste franco-marocain «Alexandre» Benalla.
En revanche, point cardinal dans cette crise, les ultra-périphéries peuplées de petits Blancs expulsés des métropoles par les prix, la préférence étrangère des services sociaux et la violence, contraints de circuler en automobile pour se rendre à leur travail alors que les trois quarts du réseau ferroviaire régional ont été supprimés en un demi-siècle, ont été stigmatisées comme abritant les reliquats du «monde ancien». Cette population, essentiellement autochtone, se trouve ainsi prise en otage par un pouvoir technocratique qui ne lui laisse pas le choix: contrainte au transport individuel motorisé, elle se voit surinée par une avalanche de contraintes fiscales et réglementaires sur la voiture, tandis que ses services publics désertent ses municipalités. Jamais l’expression selon laquelle «la France est colonisée par son État» n’a paru aussi juste, alors que ce dernier tente de faire payer sa gabegie, les privilèges de ses hauts fonctionnaires, les gaspillages de ses dirigeants et ses politiques clientélistes par une population dont les marges financières non contraintes s’amenuisent chaque année, amputées quand ça reste possible par la consommation parasite issue de l’abrutissement publicitaire. La division droite-gauche, jugée «dépassée» par Macron, devient comme en Amérique une division socio-territoriale.
Un mouvement enraciné mais hors de contrôle
La France est une caricature: l’État central seul fait la loi, laissant les individus seuls face à lui. Le résultat était écrit : un mouvement de gilets jaunes échappant à tout contrôle, collection d’individualités trouvant enfin le moyen de «faire société», mais dans une spontanéité spasmodique hésitant entre amour et haine. C’est la rébellion d’une base garrotée, défendant son enracinement, méprisée par une oligarchie hors sol. Les Français parqués dans leurs bourgs sont venus défier la caste élue de la mondialisation. Ils ont brûlé la préfecture de l’une des villes les plus tranquilles et catholiques de France (Le Puy), incendié le portail de la Banque de France à Rouen, dégradé plus de 250 centres des impôts, enfoncé les portes d’un ministère avec un charriot élévateur (fascinante rencontre du monde des entrepôts et de celui des palais de la république), détruit des centaines de radars routiers, bloqué des villes, commerces et péages d’autoroutes. À la fin décembre, le mouvement des gilets jaunes aurait entraîné en un mois et demi, selon les syndicats du commerce, une perte de 2 milliards d’euros sur 450 milliards de chiffre d’affaires annuel. Le taux de croissance pour 2018 a été réduit à 1,5% contre 1,7% attendus. Auparavant, l’État obèse et ses auxiliaires publics avaient accumulé une dette avoisinant 100% du PIB et 5,6 millions de fonctionnaires, soit un emploi public garanti à vie pour moins de 12 habitants, sans compter les emplois sous statut particulier d’entreprises placées dans son orbite. Domination allemande, désindustrialisation et moins-disant asiatique obligent, le déficit commercial annuel dépasse les 63 milliards d’euros.
Parallèlement renaissait sur ces ronds-points occupés par une population socialement très hétérogène et majoritairement pacifique, du petit patron au salarié smicard, du retraité à l’employé, le sentiment d’une communauté de cœur et de destin. Le gouvernement en place a finalement partiellement reculé, annulé (pour un an) la hausse des taxes «écologiques» sur les carburants, accordé une hausse des aides publiques aux bas salaires (au demeurant usine à gaz numérisée à laquelle nombre de personnes modestes ne parviennent déjà pas à accéder), reporté le durcissement du contrôle technique des véhicules, défiscalisé les heures supplémentaires… Mais la tare française reste intacte: le taux de prélèvements obligatoires est estimé à 48,4% du PIB par Eurostat, le taux de dépenses publiques culmine à 57% du PIB (29% en 1974!): record absolu d’étatisme social-libéral parmi les pays de l’OCDE.
Une technocratie au service d’une caste
Macron fut, prétend-il, un élève de Paul Ricœur, avocat de la reconnaissance. Mais «sans doute ne suffit-il pas d’avoir lu Ricœur pour l’avoir compris », lance Chantal Delsol à M. Macron et à son gouvernement de technocrates, de start-uppers, de «sachants», de socialistes opportunistes et de centristes recyclés. La philosophe conservatrice ajoute: «Les peuples ont besoin de reconnaissance. Il ne suffit pas de leur jeter du pain, et il est contre-productif de leur jeter du pain en ricanant. Car chaque citoyen a son honneur […], chaque citoyen, fût-il le plus mal loti par la nature et le plus vulgaire, possède une dignité et un honneur auquel il tient à juste titre». Or, ajoute Chantal Delsol, «notre président est un technocrate qui croit qu’il faut être sachant pour avoir les bonnes réponses – d’où cette manie de vouloir expliquer». «Ce qui manque aux technocrates, conclut-elle, c’est la réalité, et c’est bien cette réalité qui est en train de leur éclater au visage».
L’autre réponse du régime aura été la stigmatisation. Stigmatisation par la vieille reductio ad hitlerum, par l’encouragement occulte des casseurs, par une répression sans commune mesure avec celle menée contre les caïds et trafiquants des banlieues «sensibles», par l’instrumentalisation d’un étrange attentat islamiste à Strasbourg le 11 décembre, déclencheur d’une violente campagne officielle contre les gilets jaunes. Pour Paul Thibaud, ex-directeur d’Esprit, «la manière qu’on peut dire sournoise, indirecte qu’a eue le peuple français de s’exprimer en acclamant les rebelles sans programme [jusqu’à 80% de soutien dans les sondages, NDLR] est symétrique de la façon dont on le gouverne: par contrainte et par intimidation». Les charges lancées par le système, y compris les dirigeants syndicaux en place, ont été sans pitié. Le secrétaire général de la CFDT (ex-syndicat chrétien passé au socialisme maçonnique) Laurent Berger a vu dans le mouvement des gilets jaunes «une forme de totalitarisme». Tel ministre dénonçait une «peste brune». Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, ex-socialiste qui jeune homme frayait avec la pègre marseillaise, chiffrait à chaque épisode le nombre de manifestants à la baisse, allant même jusqu’à donner une statistique nationale à l’unité près, ce qui fit rire la France entière. Le pouvoir est surabondamment relayé par une médiacratie serve, suscitant des manifestations de violente hostilité devant les chaînes de télévision et les radios, dévotes d’un pouvoir européiste, métropolitain, multiculturel, agnostique ad nauseam.
Les institutions en France organisent le monopole politique d’une caste, en particulier grâce à la systématisation du scrutin à deux tours qui permet toutes les combines partisanes contre les partis émergents et un blocage interminable des évolutions politiques. Le Front national n’a pu faire élire que 8 députés en second tour en 2017 alors qu’il en aura fait élire 20, malgré un score en forte baisse, avec un scrutin à un seul tour.
Devant ce dévoiement de la démocratie représentative, l’une des revendications des gilets jaunes est l’instauration du référendum d’initiative citoyenne, comparable à ceux existant en Suisse, dans de nombreux États fédérés nord-américains – mais pas au niveau fédéral – ou en Italie, où il est modificatif ou abrogatif d’une loi déjà votée par le Parlement. Le pouvoir en place, soucieux de la prééminence des réseaux occultes qui lui sont consubstantiels, a renvoyé la question à de fumeux «débats décentralisés» courant 2019. Pour enterrer une revendication, le système jacobin a ainsi étrangement recours au principe de subsidiarité qu’il piétine allègrement par ailleurs depuis deux siècles. Car il lui faut protéger à tout prix sa doxa: celle du cosmopolitisme institutionnalisé, de la volonté revendiquée des transferts de souveraineté aggravés vers l’Union européenne et l’ONU, du bétonnage de l’euro malgré la divergence croissante que cette monnaie idéologique induit entre des économies fondamentalement différentes, de la préférence étrangère contre la priorité nationale par un immigrationnisme forcené, de la déconstruction obstinée de la morale naturelle et des identités, de la métropolisation à outrance, principalement parisienne, aux dépens des provinces garantes de l’enracinement.
Une crise du centralisme jacobin
La France étouffe sous sa tyrannie centralisatrice et doctrinaire, largement à l’origine de la crise actuelle. Deux chiffres, entre mille autres, illustrent l’hydrocéphalie de ce système devenu schizophrène. L’État construit autour de Paris 200 km de lignes de métro ultra-moderne pour 38 milliards d’euros alors qu’il vient encore de supprimer en sept ans 800 km de lignes régionales pour manque d’entretien, reportant autant de «provinciaux» sur la route. Or le surcoût de ce projet mégalomane (18 milliards d’euros pour un devis initial de 20 milliards) destiné à cette irrespirable région-capitale qui entasse 12 millions d’habitants sur la superficie de la Lanaudière québécoise (12 000 km2), suffirait à rénover et porter au standard suisse ou japonais, les meilleurs au monde, la totalité du réseau régional du reste de la France. Ou encore: le percement de 6 km de tunnel pour prolonger la ligne de RER E sous Paris entre Saint-Lazare et la Défense et l’aménagement des voies au-delà vers l’ouest coûtent 3,8 milliards d’euros, plus que les 303 km de ligne à grande vitesse inaugurés en 2016 entre Tours et Bordeaux (3,4 milliards).
Hippolyte Taine, cité par Maurras, écrivait que «la véritable autorité politique était loin d’exiger l’omnipotence de l’État » central. Dans son commentaire, le maître de Martigues ajoutait que «plus d’un lecteur de M. Taine en est même venu à remarquer une sorte d’opposition et de contradiction secrètes entre la centralisation et l’autorité». Et toute contradiction structurelle finit par dégager, un jour, une énergie qu’aucun de ces mandarins français, omniscients et mondialisés, n’avait vu venir, isolés dans les forteresses volantes qu’ils se sont construites. Cela pourrait s’appeler la tectonique des plaques politiques et des identités humaines. Le retour d’un réel nié est toujours parodique. Pour autant ni Charles Maurras ni Chantal Delsol n’ont présagé que l’État jacobin, doctrinaire et déterritorialisé, puisse accepter de se défaire de sa toute-puissance au bénéfice des communautés locales et de la société civile pour ressourcer la nation. Sans débouché institutionnel, la révolte des gilets jaunes pourrait donc être un signe avant-coureur de l’éclatement et de la décomposition de la nation française.
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