Notes de lecture. Thierry-Dominique Humbrecht, Lire saint Thomas d’Aquin (texte intégral)
Mise en ligne de La rédaction, le 3 novembre 2011.
Thierry-Dominique Humbrecht, Lire saint Thomas d’Aquin, 2e édition mise à jour et augmentée, Paris, Ellipses, 2009 par Benoît Miller
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 33 / AUTOMNE 2011 ]
L’intention de l’auteur est simple : « oser lire Thomas en philosophe » (p. 3). Mais comment lire un philosophe dont le projet est théologique ? Thierry-Dominique Humbrecht veut respecter ce qu’il appelle étrangement « l’écosystème spéculatif thomasien » (p. 21), c’est-à-dire l’unité de sa pensée. Au lieu de recomposer une philosophie qui ignore totalement la théologie (« aristotélico-thomisme ») ou qui en est extraite (Étienne Gilson), il entend la parcourir jusqu’à son alliance rationnelle avec elle, – comme en un nœud d’ajut. En ce sens, l’audace de lire Thomas d’Aquin en philosophe consiste à « lire tout Thomas d’Aquin » :
Ce serait une faute autant philosophique qu’historique de nier l’apport théologique de Thomas, attendu qu’il y a une terre limitrophe entre philosophie et théologie, où les problèmes s’engendrent mutuellement; et donc que les thèses philosophiques les plus avancées de Thomas se déploient sans doute aux confins et sous l’attraction de la théologie (p. 14).
La philosophie, « autonome en son ordre » chez Thomas d’Aquin, n’est ni « pure » ni « séparée » (p. 118) : elle rejoint la théologie (p. 21). Elle aspire, en somme, à la reconnaissance d’un au-delà de son propre langage. C’est dans cet esprit que le frère Humbrecht nous introduit aux champs philosophiques que sont l’éthique et la métaphysique dans l’œuvre de Thomas d’Aquin.
En éthique, saint Thomas va au bout de la capacité philosophique d’Aristote : le bonheur de l’homme par la vertu. Ce n’est pas la recherche matérialiste ou méritoire qui procure la vie heureuse, mais « l’activité vertueuse » (p. 49) qui est essentiellement une « construction intelligente et volontaire de l’action » (p. 50). Cette construction trouve sa fin dans la « contemplation de la vérité » et, parfois, de « Dieu même » (p. 51). L’éthique du bonheur n’est donc pas une affaire d’opinions et de sentiments : c’est une science de l’agir fondée sur la raison. Rien à voir avec la morale de dernière venue qui provient de la délibération démocratique et des retors de la majorité statistique. Malgré son ouverture généreuse, la science d’Aristote porte l’insuffisance égocentrique : « Poursuivre le bien, fut-il extérieur, altruiste ou supérieur, est une activité qui perfectionne le vertueux. L’homme éthique recherche sa propre perfection en cherchant le bonheur et même le bonheur des autres » (p. 51). Mais au lieu de suivre l’ire de ses contemporains et de « théoriser le danger » du remugle païen, saint Thomas ajoute à l’homme vertueux l’œuvre de la grâce qui appelle l’exigence du « décentrement » (p. 53) du bonheur en l’amour désintéressé de Dieu et du prochain. Encore faut-il comprendre que le ciel n’obscurcit pas la terre, mais l’éclaire : « L’homme gracié, souligne l’auteur, ne cesse pas d’être un homme éthique ni surtout un homme heureux » (p. 54). La vie chrétienne ne met pas un frein à l’accomplissement des vertus; au contraire, elle le soutient en vue du bien surnaturel.
La métaphysique est plus complexe par ses sources aristotéliciennes et néoplatoniciennes. Il importe peu ici de détailler; convenons que la métaphysique d’Aristote démontre la « structure des étants » (p. 81) en tant que telle et que celle des néoplatoniciens forge l’idée de la « participation » (p. 30-31). La première conduit à la perfection d’un être divin qui, « sans mélange de puissance » (p. 74), ne peut que demeurer dans le cercle de son intimité, sous peine de se déposséder. Et la seconde, à la Cause première qui « donne de l’être » (p. 76) et le « gouverne » (p. 112). Thomas d’Aquin ne rejette aucune de ces philosophies. Au contraire, il reconnaît leur complémentarité : « Un Dieu séparé du monde, intelligent, libre et acte pur [Aristote], qui n’empêche pas qu’on lui adjoigne la causalité efficiente [néoplatoniciens], peut suffire au bonheur du Docteur chrétien qui est aussi métaphysicien de race » (p. 75). Contrairement à la pensée courante, voire pascalienne, le Dieu des raisons philosophiques n’est pas un préjugé nuisible au christianisme. Un peu comme ces oiseaux de Guillaume Apollinaire qui n’ont qu’une seule aile et qui, pour voler, doivent s’unir en couple, Thomas d’Aquin les rassemble pour les ordonner à la foi chrétienne. La philosophie thomasienne confesse un Dieu qui demeure immuable même s’il communique le don et le gouvernement de l’être, la Création et la Providence.
Dieu cause donc l’être. Mais cette Source fait-elle pour autant partie de l’univers ontologique ? Est-ce que la Cause première est de l’être ? À ce chapitre, Thierry-Dominique Humbrecht prévient le lecteur de la philosophie moderne qui a liquidé la métaphysique : « si une certaine métaphysique doit sombrer, et un certain concept de Dieu avec elle, ce n’est pas celle de Thomas d’Aquin ni le Dieu qu’il nomme Être » (p. 88). Pour Thomas d’Aquin, Dieu Est. Cependant, pour ne pas en faire un « être parmi les autres » (p. 84), comme les autres, et ainsi sauvegarder sa transcendance, il marque une distance ontologique entre ce qui est substantiel et ce qui est accidentel. Ce qui fait que Dieu Est, ce n’est pas l’existence reçue de l’être commun (ens commune), mais l’existence par soi, non causée, de l’être divin (Ipse Esse subsistens), « l’exister de Dieu » dit-on plus loin (p. 93). Ainsi, comme le souligne si bien l’auteur : « C’est en vertu de son être que Dieu ne relève pas des êtres » (p. 91). Dieu qui Est ne peut donc être connu comme le métaphysicien connaît l’être commun.
En fait, pour Thomas d’Aquin, Dieu « nous demeure complètement inconnu » (p. 95). Toutefois, cette ignorance est un savoir : Dieu est connu de l’homme comme inconnu (p. 91). Cela n’est pas un jeu absurde pour amuser ou abuser l’esprit. Dieu reste inconnu parce que la raison ne peut pénétrer l’essence de ce qui échappe à sa finitude : qui prétend connaître Dieu, connaît son idole ! Et pourtant, le philosophe peut « connaître [Dieu] en toute ignorance » (p. 95), au point d’en discourir adéquatement. C’est que si Dieu ne peut être atteint en substance, mais en vérité, « selon la vérité de la proposition » (p. 94) affirme Thomas d’Aquin, nous pouvons dire du vrai de celui qui est insaisissable. Comment cela se fait-il ? « Cela, nous dit toujours Thomas d’Aquin, nous le savons à partir de ses effets » (p. 93). Le langage de vérité sur Dieu ne vient donc pas de notre « maîtrise conceptuelle » (p. 95), mais de ce que nous révèle la Création en ses perfections.
Je ne relève rien de plus, conscient de n’avoir pu épuiser le riche contenu de ce livre d’introduction. Je m’en suis tenu à la ligne méthodique que suit Thierry-Dominique Humbrecht, et qui est celle de Thomas d’Aquin, où la philosophie épouse la théologie, où la raison éthique et métaphysique ne renie pas la foi chrétienne, où l’âme comprise comme « puissance de l’être vivant » reconnaît l’âme comme « don de Dieu » (p. 30), où l’animal raisonnable salue la créature spirituelle… Où, si l’on veut prolonger, la science moderne ne saurait postuler l’inexistence de Dieu. La doctrine de Thomas d’Aquin est empreinte d’un optimisme natif qui ne se berce d’aucune illusion. Bien campée dans l’Église catholique, elle corrige non pas la réalité mais notre myopie, notre difficulté à saisir sa totalité visible et invisible. À bord du Vostok, quand Youri Gagarine a dit que Dieu n’était pas dans le ciel, ce n’est pas Sa présence qu’il remettait en cause, mais la sagesse de l’Occident métaphysique et chrétien qui lui aurait permis de proclamer le contraire. Il ne s’agit pas tant de renouveler la philosophie que de la retrouver dans la noblesse évangélique des Anciens.
Nietzsche songea un jour à ce portrait : « Tout homme porte en lui la double nostalgie de la hauteur intellectuelle et de la pureté morale. En tout esprit deux ailes tendent à s’éployer : le génie et la sainteté. » C’est Thomas d’Aquin dans l’accomplissement.
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