Chroniques du bas-empire européen XII. Jeunisme, révolte et ringardise — Sur la réforme du système de retraite français

Mise en ligne de La rédaction, le 21 janvier 2011.

Par Matthieu Lenoir

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 30 / HIVER 2010-2011 ]


Née dans le meurtre et la profanation, dotée d’un orgueil sans limites, à intervalles réguliers la République française se dévore ou se suicide. Et à chacune de ces grandes étapes d’accomplissement et de révélation, le ridicule se mêle intimement à la tragédie, la honte à la grandiloquence.

Dans l’interminable agonie de la cinquième du nom, les vieillissants rejetons des trente glorieuses jouent le rôle ulcérant de ces acides que produisent à leur crépuscule les corps malades. Gorgés d’un ressentiment envers leurs parents inévitablement plus titrés – tous avaient vu deux guerres –, biberonnés à l’abdication décolonisatrice et à la satisfaction facile que procurent le plein emploi ou la fonction publique, enivrés d’un empilement de droits et de certitudes, attisés par leur haine envers un Dieu qui s’obstine à ne pas leur appartenir, ces soixante-huitards et leurs puînés élevés à leur image, jouent aujourd’hui le rôle pathétique qu’au long des deux derniers siècles ont joué leurs grands maîtres : histrions sanglants et sectaires de la petite noblesse de 1789, furieux illuminés de l’artisanat parisien de 1848 ou 1871, caciques pacifistes du Front populaire des années trente ou barons marxistes et philomusulmans de 1958.

Ils auront donc défilé, six mois durant, contre une pusillanime mais inévitable réforme des systèmes de retraite par répartition qu’ils n’auront même pas réussi à empêcher. Ils auront étalé à la face du monde cette spécificité franco-républicaine, la noyade dans le déni du réel, et exhibé cet orgueil qui nourrit le ressentiment jusqu’à la nausée.

La réforme consistait à élever de 60 à 62 ans le seuil minimal de départ sous condition de 41,5 années de travail (ce dernier chiffre inchangé) et de 65 à 67 ans le seuil maximal sans condition de durée de travail. Devant les réticences des salariés du secteur marchand à faire grève, voire leur refus dans la plupart des cas hors des secteurs protégés, la candidate socialiste à l’élection présidentielle de 2007 appela les lycéens à descendre dans la rue. Ségolène Royal officialisait ainsi le plus pitoyable tripotage alchimique d’une gauche carriériste et exaltée : braver le ridicule en incitant des enfants de seize ans à quitter leurs classes pour combattre un texte régissant un droit social qui ne les concernera pas avant cinquante années. Autant dire une loi qui, leurs vieux jours survenus, aura été changée vingt fois.

Il en résulta ce que tout le monde attendait : la casse et l’émeute, Gavroche mué en racaille de banlieue, le centre de Lyon saccagé, sur fond de blocus des collèges par victorieux entassement de conteneurs à vidanges. Mais, pendant que le troupeau journalistique répandait à l’envi le slogan stupide de moutards soutenant qu’à faire travailler les vieux plus longtemps on priverait d’emploi les jeunes, consternant signe de leur ignorance économique, plus sérieusement une aristocratie ouvrière paralysait trois semaines durant toutes les raffineries et les dépôts de carburants, alors même que les salariés du pétrole soumis au travail de nuit voyaient leur âge maximal de départ en retraite n’être relevé qu’à 57 ans !

La loi pourtant était modeste. En Espagne, le gouvernement social-laïcard porte en cette fin d’année 2010 le seuil de tout départ à taux plein de 65 à 67 ans. En Allemagne, la réforme de l’État providence a été réalisée voici une décennie par les sociaux-démocrates et les pensions de retraite restent d’un niveau modeste, la France offrant certaines des plus élevées. En Grande-Bretagne enfin, l’ampleur de l’adaptation de l’économie sociale à la réalité financière entreprise par David Cameron est à la réforme française ce que la moissonneuse-batteuse est au pilon à sorgho.

Le gouvernement Sarkozy a joué profil bas, sachant il est vrai le blocage mental du salariat protégé et de ses puissants réseaux. Parti du principe voulant qu’on n’augmente pas les cotisations et ne diminue pas les pensions, il maintient le monopole du sacro-saint système par répartition par lequel les actifs paient en temps réel pour les retraités. Annoncé comme une conquête sociale de la Libération alors qu’il fut imposé par Pétain en 1941 en lieu et place d’un système par capitalisation mutualisé, il prive l’économie française, sous-capitalisée, d’un actionnariat populaire, vaste et stable. Les salariés resteront donc soumis à ce système sensible aux krachs démographiques, d’une ampleur moyenne d’un demi-siècle, quand les krachs boursiers ne durent en général que trois ans.

Le gouvernement adjoignit précautionneusement au projet une flopée de mesures adoucissant la hausse de deux années de ces « bornes de départ ». Exemption pour les « régimes spéciaux » des barons du rail, du raffinage, du métro de Paris, des marins corses. Exemption pour les mères de famille nombreuse ; pour les salariés ayant commencé à cotiser avant l’âge de 18 ans ; pour les parents d’enfants handicapés ; et pour les salariés dont une commission médicale aura évalué un degré d’invalidité de 20 % pour cause de pénibilité…

Rien n’y fit. Les régimes de retraite ont beau aligner un déficit annuel équivalant au double de la fortune personnelle de la femme la plus riche de France, Liliane Bettencourt, soit plus de 30 milliards d’euros bientôt portés à 100, d’avril à novembre les défilés auront succédé aux défilés, les menaces aux menaces et, dans les services vitaux, les grèves aux grèves.

La camarilla des parrains du syndicalisme, aussi profuse que les confédérations sont nombreuses, concurrentes et archi-politisées, joue, sans risque pour leur confortable carrière, contre le pays. Elle paralyse, en prenant un ton doctrinaire. Monte les Français les uns contre les autres. Foule aux pieds l’intérêt général. Vitupère les « riches », le « capital », fût-il populaire, et tout ce qui ressemble à une réussite ou à une responsabilité entrepreneuriale, qu’elle s’acharne à vouloir surtaxer plus encore qu’elles ne le sont déjà, au risque de vider le pays de tout investisseur.

Les sectes socialistes quant à elles soutiennent, défilent, surenchérissent, stigmatisent. Et, parce que le conflit engendre le conflit, la guerre, la guerre, comme à l’abord de chaque grand seuil de l’histoire de cette hérésie occulte coiffée d’un bonnet sanglant, les porteurs de lumière finissent par s’entre-déchirer dans le soupçon de la trahison. Hamon contre Valls, Aubry contre Strauss-Kahn. Besancenot contre Royal. Mélenchon contre Hollande…

Cela ne vous rappelle-t-il rien ?

Au moins, car la loi fut votée, n’ont-il pas occis le pays. Mais ils l’ont affaibli, comme le vampire de l’ego suce la sève ultime d’un corps épuisé. Le port de Marseille, le mieux situé de la Méditerranée occidentale au débouché d’un corridor impérial, après un mois de blocage n’est plus que l’ombre de lui-même. Jusqu’à cent navires ont dû mouiller au large, délibérément mal ravitaillés, pendant qu’un nombre à peine plus élevé de grutiers, travaillant 18 heures par semaine pour 4 000 euros nets par mois, gesticulaient leur révolution prolétarienne. Dans la ville, qui compte 800 000 habitants, jusqu’à 15 000 tonnes d’ordures s’engerbèrent sur les trottoirs, nourrissant la nuit des incendies par centaines. Le président (socialiste !) de la communauté urbaine dut exiger du préfet la réquisition des éboueurs.

La SNCF, monopole du rail, perdit 20 millions d’euros par jour de grève trois semaines durant alors que son déficit pour 2009 équivalait exactement au bénéfice de sa grande concurrente allemande, la DB.

Le recroquevillement autophage s’accomplissait. Les manifestants vociféraient leur frustration hédonique, en appelaient à des spectres pour financer leur confort, menés par des magiciens quinquagénaires mi-goguenards, mi-haineux. Par milliers, des gamins de collèges et de lycées glapissaient jusqu’à la caricature la langue de bois de leurs pileux aînés en évitant de prononcer jamais le grand non-dit du « travail ». La république « sociale » s’épuisait en violence mimétique sur la victime émissaire proposée aux foules solitaires par la classe journalistique animée d’un seul mouvement brownien. « Sar-ko-zy » le « président anti-jeunes », titraient en pleine crise les Inrockuptibles, tract de l’agonie en musique. « Président voyou », avait précédemment hurlé Marianne, avide de cameloter son papier.

Et ta retraite à 60 ans, mon gars, qui la paiera quand le pays ne comptera plus qu’un actif et demi par retraité ? Le petit lycéen que tu as traîné dans la rue ?

Tu lui mens deux fois : il n’aura pas la retraite à 60 ans – soit elle serait misérable, soit le pays serait en faillite –, et si auparavant tu la conserves c’est lui, ton enfant, qui la paiera pour toi.

*

Un régime grandit en analogie avec ses symboles fondateurs et en allaite consécutivement ses populations. En France, avant-garde d’un Occident phtisique, la schizophrénie nihiliste atteint son point critique entre affichage égalitariste et dénégation de l’intérêt général. Entre dénonciation glapissante du chômage et mépris idéologique du travail. Entre solidarité intergénérationnelle et ladrerie sexagénaire.

Parce que l’utopie est toujours une utopie de soi, la République exhibe en ces temps sa nature profonde : un mythe, dont la pulsion dominante est la désintégration.

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