La Russie et l’Occident: En marge de la guerre en Ukraine

Mise en ligne de La rédaction, le 26 juin 2022.

[EXTRAITS DU NUMÉRO 64/PRINTEMPS-ÉTÉ 2022]

PAR JEAN RENAUD

Au sein de notre « dissociété » énervée par l’information, la désinformation, la surinformation, sans cadre et sans boussole, les rares «réprouvés» qui rechignent à l’hégémonie libérale et nihiliste, sont forcément tentés par l’exaspération, le découragement, la fuite dans un activisme voué, dans son mouvement perpétuel, à s’éloigner de la raison naturelle et de la vertu de prudence. L’activisme, surtout sous ses avatars électroniques, altère notre sens du réel. Chez les plus religieux, la vie spirituelle elle-même en est faussée, et ils risquent de succomber à l’esprit sectaire, à ses raccourcis, à sa morgue et à ses égarements.

L’engouement envers Vladimir Poutine a peut-être à voir, du moins en partie, à une illusion religieuse. Il est apparu à plusieurs hommes de droite comme le défenseur des valeurs chrétiennes, certains ayant vu en lui l’antithèse du libéralisme avancé, alors qu’il en est un produit avarié.

Aujourd’hui, l’idole est tombée. D’ores et déjà, Vladimir Poutine aura réussi à ruiner son pays, à consolider dans le sang et les larmes l’unité nationale ukrainienne, à renforcer l’OTAN, à unifier l’Europe, incluant la Finlande, la Suède (qui songent à entrer dans l’OTAN) et même la Suisse (qui a mis de côté sa sacro-sainte neutralité), à réarmer l’Allemagne (qui évoque maintenant la possibilité d’ériger un bouclier antimissile), à priver la Russie du précieux marché européen, à assurer la domination américaine, à affaiblir son allié chinois, à provoquer des pénuries alimentaires, voire des famines, et j’en passe[1]. Il aura été, à sa façon, le meilleur ami de la démocratie libérale avancée, de son arrogance et de ses illusions, et le pire ennemi de l’Église orthodoxe, entachée par les positions hystériques du patriarche Kirill, son vassal. Ce « génie » (qualité que Donald Trump a généreusement accordé au président russe) a donc réalisé de main de maître tout ce qu’il voulait éviter. Si la force de l’idéologue consiste à savoir où il va – cette cohérence pouvant être, pour un temps au moins, une cause de succès –, sa faiblesse est d’oublier de regarder devant lui. Petit à petit s’impose dans l’esprit du chef charismatique et de ses partisans le «plus grand dérèglement de l’esprit», en venir à croire les choses parce qu’ils veulent qu’elles soient et non parce qu’ils ont vu qu’elles sont en effet[2]. Le réel s’efface au profit de l’idée fixe, et le tyran, toujours halluciné mais déchu, se retrouve rageur, failli au milieu des décombres. «L’idéologie finit toujours par dévorer la réalité comme le cancer la vie», écrit Marcel De Corte.

Je ne m’étendrai pas sur les torts de l’Ukraine ou de l’Occident. Qu’on puisse alléguer les maladresses et l’arrogance des uns et des autres n’excuse en rien la Russie. La grande diplomatie est morte au XIXe siècle avec l’invention du téléphone et le renoncement à la langue française. Mon regard portera principalement sur un effet collatéral de cette catastrophe : la crise qui en résulte pour la pensée et l’action d’inspiration conservatrice et chrétienne. Ses failles, ses erreurs, ses folies ne sont pas sans lien avec les lacunes métaphysiques et théologiques d’une époque hors de ses gonds. (…)


[1] Voici ce qu’a écrit Francis Fukuyama dans American Purpose, le 14 mars 2022 : «L’invasion a déjà causé d’énormes dommages aux populistes du monde entier qui, avant l’attaque, n’ont cessé d’exprimer leur sympathie pour Poutine. Parmi eux, Matteo Salvini, Jair Bolsonaro, Éric Zemmour, Marine Le Pen, Viktor Orban et, bien sûr, Donald Trump. La politique de la guerre a exposé leurs tendances ouvertement autoritaires.» Évidemment, populisme et conservatisme ne se recoupent pas, et sont d’ailleurs tous deux des notions mouvantes, mais la remarque de l’auteur de La fin de l’histoire et le dernier homme n’en reste pas moins significative. Plus loin, le wilsonien Fukuyama chante victoire : «Une défaite russe rendra possible une “nouvelle naissance de la liberté” et nous fera sortir de notre crainte d’un déclin de la démocratie mondiale. L’esprit de 1989 perdurera, merci à la bande de courageux Ukrainiens.»

[2] Je paraphrase Bossuet dans son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même.