Dossier Joseph de Maistre. Raison et Barbarie : contre les Lumières
Mise en ligne de La rédaction, le 3 novembre 2011.
par Jean Renaud
[ EXTRAITS DU NUMÉRO 33 / AUTOMNE 2011 ]
Comment exprimer la radicalité du mal moderne ? Joseph de Maistre y est-il parvenu ? La Révolution française (« ou pour mieux dire Européenne », écrit-il dans ses Carnets en 1798) ne consiste pas en un changement de régime politique :
For forms of government let fools contest
What’er is best administer’d is best.
C’est Maistre lui-même qui cite ces vers d’Alexander Pope. Non, la Révolution a été plus loin, plus profond que de remplacer la monarchie par la république. Elle fut une étape dans l’entreprise de dénaturation rationaliste, une opération religieuse, métaphysique, démiurgique – satanique, dira Maistre –, dépassant infiniment ce qu’on peut entendre par « politique ». Le « philosophisme », ce « dissolvant universel » qu’évoque Maistre, correspond à cet état de déliquescence que Vico nomme « barbarie de la réflexion ». La raison, en ce moment crépusculaire pour les nations, n’est plus rectificatrice, mais complice d’une volonté, d’une révolte, d’un désir (« Nul homme, écrit Joseph de Maistre, n’a cessé de croire en Dieu, avant d’avoir désiré qu’il n’existât pas ») :
« Je voulais seulement montrer que la raison humaine, ou ce qu’on appelle la philosophie, est aussi nulle pour le bonheur des États que pour celui des individus; que toutes les grandes institutions tiennent d’ailleurs leur origine et leur conservation, et qu’elle ne s’en mêle que pour les pervertir et les détruire (Étude sur la souveraineté, Livre I, ch. VIII). »
Ailleurs dans le même ouvrage, Maistre parlera de « raison individuelle » en l’opposant à « raison nationale » :
« Partout où la raison individuelle domine, il ne peut exister rien de grand : car tout ce qu’il y a de grand repose sur une croyance, et le choc des opinions particulières livrées à elles-mêmes ne produit que le scepticisme qui détruit tout. Morale universelle, religion, lois, coutumes vénérées, préjugés utiles, rien ne subsiste, tout se confond devant lui : c’est le dissolvant universel (Étude sur la souveraineté, Livre I, ch. XII).»
Ce scepticisme général, que nous appelons aujourd’hui relativisme, agit tel un acide sur les sociétés humaines : il détruit les préjugés, les superstitions, les dogmes nationaux en même temps que les précieuses vérités qu’ils recèlent. Lorsque s’établit le philosophisme, la vérité même devient stérile. Elle est vidée de sa substance, « subjectivée », inopérante. Plus tard, Maistre abandonnera ce que sa terminologie comportait d’incertain (plus trace dans les Considérations sur la France ou dans ses autres grands ouvrages de raison « individuelle » ou « nationale »), mais continuera à brocarder cette raison au service du rien génialement décrite par Platon dans Le Sophiste :
« La philosophie n’agit qu’en moins, en sorte qu’un homme livré à sa raison individuelle est dangereux dans l’ordre moral et politique précisément en proportion de ses talents […]. Il ne fait que multiplier une puissance négative et s’enfoncer dans le néant (Étude sur la souveraineté, Livre I, ch. XII).»
La raison séparée se rattache à ce qu’on appellera plus tard le nihilisme – Maistre, annonçant Nietzsche et Dostoïevski, fut l’un des premiers à débusquer le « riénisme » (le mot est de lui) occidental. La raison est faculté de l’être dans la mesure où elle ne se replie pas sur ses propres opérations pour finalement succomber à la tentation faustienne de l’autonomie absolue. Son retournement en faculté du non-être tient à sa capacité de s’arracher à tout lien de nature. Mais à quoi s’attache-t-elle une fois « libérée » de la réalité ? Fatalement aux seuls ukases du moi. Le rationalisme finit en subjectivisme parce qu’il en provient; le principe de l’ordre nouveau, écrit Charles De Koninck, est « le pur moi. Le moi avec tout ce qu’il tient le plus de lui-même comme pur sujet, voulu, cette fois, comme fin. » La liberté tant invoquée à droite signifie ici émancipation totale de tout ordre transcendant.
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